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goût, & dans lequel les fpectateurs font placés, contre tout ordre & contre toute raison, les uns debout fur le théâtre même, les autres debout dans ce qu'on appelle parterre, où ils font gênés & preffés indécemment, & où ils fe précipitent quelquefois en tumulte les uns fur les autres, comme dans une fedition populaire. On représente au fond du Nord nos ouvrages dramatiques dans des falles mille fois plus magnifiques, mieux entendues, & avec beaucoup plus de décence.

Que nous fommes loin furtout de l'intelligence & du bon goût qui règnent en ce genre dans prefque toutes vos villes d'Italie ! Il eft honteux de laiffer fubfifter encore ces reftes de barbarie dans une ville fi grande, fi peuplée, fi opulente & fi polie. La dixième partie de ce que nous dépenfons tous les jours en bagatelles, auffi magnifiques qu'inutiles & peu durables, fuffirait pour élever des monumens publics en tous les genres, pour rendre Paris auffi magnifique qu'il eft riche & peuplé, & pour l'égaler un jour à Rome, qui eft notre modèle en tant de chofes. C'était un des projets de l'immortel Colbert. J'ofe me flatter qu'on pardonnera cette petite digreffion à mon amour pour les arts & pour ma patrie; & que peut - être même un jour elle inspirera aux magiftrats qui font à la tête de cette ville la noble envie d'imiter les magiftrats d'Athènes & de Rome, & ceux de l'Italie moderne.

Un théâtre conftruit felon les règles doit être trèsvafte; il doit repréfenter une partie d'une place publique, le périftile d'un palais, l'entrée d'un temple. Il doit être fait de forte qu'un perfonnage,

vu par les fpectateurs, puiffe ne l'être point par les autres perfonnages felon le befoin. Il doit en imposer aux yeux, qu'il faut toujours féduire les premiers. Il doit être fufceptible de la pompe la plus majestueuse. Tous les fpectateurs doivent voir & entendre également, en quelqu'endroit qu'ils foient placés. Comment cela peut-il s'exécuter fur une fcène étroite, au milieu d'une foule de jeunes gens qui laiffent à peine dix pieds de place aux acteurs? De-là vient que la plupart des pièces ne font que de longues conversations; toute action théâtrale eft fouvent manquée & ridicule. Cet abus fubfifte, comme tant d'autres, par la raison qu'il eft établi, & parce qu'on jette rarement fa maison par terre, quoiqu'on fache qu'elle eft mal tournée. Un abus public n'eft jamais corrigé qu'à la dernière extrémité. Au refte, quand je parle d'une action théâtrale, je parle d'un appareil, d'une cérémonie, d'une affemblée, d'un événement néceffaire à la pièce, & non pas de ces vains spectacles plus puérils que pompeux, de ces reffources du décorateur qui fuppléent à la ftérilité du poëte, & qui amufent les yeux, quand on ne fait pas parler aux oreilles & à l'ame. J'ai vu à Londres une pièce où l'on représentait le couronnement du roi d'Angleterre, dans toute l'exactitude poffible. Un chevalier armé de toutes pièces entrait à cheval fur le théâtre. J'ai quelquefois entendu dire à des étrangers: Ah! le bel opéra que nous avons eu! on y voyait passer au galop plus de deux cents gardes. Ces gens - là ne favaient pas que quatre beaux vers valent mieux dans une pièce qu'un régiment de cavalerie. Nous avons à Paris une troupe comique étrangère qui, ayant

rarement de bons ouvrages à représenter, donne fur le théâtre des feux d'artifice. Ilya long-temps qu'Horace, l'homme de l'antiquité qui avait le plus de goût, a condamné ces fottifes qui leurrent le peuple.

Effeda feftinant, pilenta, petorrita, naves;
Captivum portatur ebur, captiva Corinthus.
Si foret in terris, rideret Democritus ;
Spectaret populum ludis attentius ipfis.

TROISIEME PARTIE.

PAR

De Semiramis.

AR tout ce que je viens d'avoir l'honneur de vous dire, Monfeigneur, vous voyez que c'était une entreprise affez hardie de représenter Sémiramis affemblant les ordres de l'Etat pour leur annoncer fon mariage; l'ombre de Ninus fortant de fon tombeau, pour prévenir un incefte, & pour venger sa mort; Semiramis entrant dans ce maufolée, & en fortant expirante, & percée de la main de fon fils. Il était à craindre que ce fpectacle ne révoltât : & d'abord, en effet, la plupart de ceux qui fréquentent les fpectacles, accoutumés à des élégies amoureuses, fe liguèrent contre ce nouveau genre de tragédie. On dit qu'autrefois, dans une ville de la grande Grèce, on propofait des prix pour ceux qui inventeraient des plaifirs nouveaux. Ce fut ici tout le contraire. Mais quelques efforts qu'on ait fait pour faire tomber cette efpèce de drame, vraiment terrible & tragique, on n'a pu y réuffir; on difait & on écrivait de tous

côtés que l'on ne croit plus aux revenans, & que les apparitions des morts ne peuvent être que puériles aux yeux d'une nation éclairée. Quoi ! toute l'antiquité aura cru ces prodiges, & il ne fera pas permis de fe conformer à l'antiquité? Quoi! notre religion aura confacré ces coups extraordinaires de la Providence, & il ferait ridicule de les renouveler ?

Les Romains philofophes ne croyaient pas aux revenans du temps des Empereurs, & cependant le jeune Pompée évoque une ombre dans la Pharfale. Les Anglais ne croient pas affurément plus que les Romains aux revenans; cependant ils voient tous les jours avec plaifir, dans la tragédie d'Hamlet, l'ombre d'un roi qui paraît fur le théâtre dans une occafion à peu près femblable à celle où l'on a vu à Paris le spectre de Ninus. Je fuis bien loin assurément de juftifier en tout la tragédie d'Hamlet ; c'est une pièce groffière & barbare, qui ne ferait pas fupportée par la plus vile populace de la France & de l'Italie. Hamlet y devient fou au fecond acte, & fa maîtreffe devient folle au troisième; le prince tue le père de fa maîtreffe feignant de tuer un rat, & l'héroïne se jette dans la rivière. On fait sa foffe fur le théâtre ; des foffoyeurs difent des quolibets dignes d'eux, en tenant dans leurs mains des têtes de morts; le prince Hamlet répond à leurs groffièretés abominables par des folies non moins dégoûtantes. Pendant ce temps-là, un des acteurs fait la conquête de la Pologne. Hamlet, fa mère & fon beau-père boivent ensemble fur le théâtre: on chante à table, on s'y querelle, on fe bat, on fe tue; on croirait que cet ouvrage est le fruit de l'imagination d'un fauvage ivre. Mais parmi ces

irrégularités groffières, qui rendent encore aujourd'hui le théâtre anglais fi abfurde & fi barbare, on trouve dans Hamlet, par une bizarrerie encore plus grande, des traits fublimes, dignes des plus grands génics. Il femble que la nature fe foit plue à raffembler dans la tête de Shakespeare ce qu'on peut imaginer de plus fort & de plus grand, avec ce que la groffièreté fans efprit peut avoir de plus bas & de plus déteftable.

Il faut avouer que, parmi les beautés qui étincellent au milieu de ces terribles extravagances, l'ombre du père d'Hamlet eft un des coups de théâtre des plus frappans. Il fait toujours un grand effet fur les Anglais, je dis fur ceux qui font le plus inftruits, & qui fentent le mieux toute l'irrégularité de leur ancien théâtre. Cette ombre infpire plus de terreur à la feule nature, que n'en fait naître l'apparition de Darius dans la tragédie d'Efchyle, intitulée les Perfes. Pourquoi? parce que Darius, dans Efchyle, ne paraît que pour annoncer les malheurs de fa famille, au lieu que dans Shakespeare, l'ombre du père d'Hamlet vient demander vengeance, vient révéler des crimes fecrets: elle n'eft ni inutile, ni amenée par force; elle fert à convaincre qu'il y a un pouvoir invifible, qui eft le maître de la nature. Les hommes`, qui ont tous un fonds de juftice dans le cœur, fouhaitent naturellement que le ciel s'intéreffe à venger l'innocence: on verra avec plaifir, en tout temps & en tout pays, qu'un Etre fuprême s'occupe à punir les crimes de ceux que les hommes ne peuvent appeler en jugement; c'est une confolation pour le faible, c'est un frein pour le pervers qui eft puiffant.

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