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reffemble pourtant à celui des Grecs, en ce qu'il occupe fouvent la fcène. Il ne dit pas ce qu'il doit dire, il n'enseigne pas la vertu, & regat iratos, & amet peccare timentes; mais enfin il faut avouer que la forme des tragédies-opéra nous retrace la forme de la tragédie grecque à quelques égards. Il m'a donc paru en général, en confultant les gens de lettres qui connaiffent l'antiquité, que ces tragédies-opéra font la copie & la ruine de la tragédie d'Athènes. Elles en font la copie, en ce qu'elles admettent la mélopée, les chœurs, les machines, les divinités : elles en font la deftruction, parce qu'elles ont accoutumé les jeunes gens à fe connaître en fons plus qu'en efprit, à préférer leurs oreilles à leur ame, les roulades à des penfées fublimes, à faire valoir quelquefois les ouvrages les plus infipides & les plus mal écrits, quand ils font foutenus par quelques airs qui nous plaifent. Mais, malgré tous ces défauts, l'enchantement qui réfulte de ce mélange heureux de fcènes, de chœurs, de danfes, de fymphonies, & de cette variété de décorations, fubjugue jufqu'au critique même ; & la meillcure comédie, la meilleure tragédie, n'eft jamais fréquentée par les mêmes perfonnes auffi affidument qu'un opéra médiocre. Les beautés régulières, nobles, févères, ne font pas les plus recherchées par le vulgaire : fi on représente une ou deux fois Cinna, on joue trois mois les Fêtes Vénitiennes : un poëme épique eft moins lu que des épigrammes licencieuses: un petit roman fera mieux débité que l'hiftoire du président de Thou. Peu de particuliers font travailler de grands peintres; mais on fe difpute des figures eftropiées qui viennent de la Chine, & des ornemens

fragiles. On dore, on vernit des cabinets, on néglige la noble architecture; enfin dans tous les genres, les petits agrémens l'emportent fur le vrai mérite.

SECONDE PARTIE.

De la tragédie française comparée à la tragédie grecque.

HEUREUSEME

EUREUSEMENT la bonne & vraie tragédie parut en France avant que nous euffions ces opéra, qui auraient pu l'étouffer. Un auteur, nommé Mairet, fut le premier qui, en imitant la Sophonisbe du Triffino, introduifit la règle des trois unités que vous aviez prifes des Grecs. Peu à peu notre fcène s'épura & fe défit de l'indécence & de la barbarie qui déshonoraient alors tant de théâtres, & qui fervaient d'excuse à ceux dont la févérité peu éclairée condamnait tous les fpectacles.

Les acteurs ne parurent pas élevés, comme dans Athènes, fur des cothurnes qui étaient de véritables échaffes; leur visage ne fut pas caché fous de grands mafques, dans lefquels des tuyaux d'airain rendaient les fons de la voix plus frappans & plus terribles. Nous ne pûmes avoir la mélopée des Grecs. Nous nous réduifîmes à la fimple déclamation harmonieuse, ainfi que vous en aviez d'abord ufé. Enfin nos tragédies devinrent une imitation plus vraie de la nature. Nous fubftituâmes l'hiftoire à la fable grecque. La politique, l'ambition, la jaloufie, les fureurs de l'amour régnèrent fur nos théâtres. Augufte, Cinna, Cefar, Cornélie, plus refpectables que des héros

fabuleux, parlèrent fouvent fur notre fcène, comme ils auraient parlé dans l'ancienne Rome.

Je ne prétends pas que la fcène française l'ait emporté en tout fur celle des Grecs, & doive la faire oublier. Les inventeurs ont toujours la première place dans la mémoire des hommes; mais quelque refpect qu'on ait pour ces premiers génies, cela n'empêche pas que ceux qui les ont fuivis ne faffent fouvent beaucoup plus de plaifir. On refpecte Homère, mais on lit le Taffe; on trouve dans lui beaucoup de beautés qu'Homère n'a point connues. On admire Sophocle; mais combien de nos bons auteurs tragiques ont-ils de traits de maître que Sophocle eût fait gloire d'imiter, s'il fût venu après eux? Les Grecs auraient appris de nos grands modernes à faire des expreffions plus adroites, à lier les fcènes les unes aux autres par cet art imperceptible qui ne laiffe jamais le théâtre vide, & qui fait venir & fortir avec raifon les perfonnages. C'eft à quoi les anciens ont fouvent manqué, & c'eft en quoi le Triffino les a malheureusement imités. Je maintiens, par exemple, que Sophocle & Euripide euffent regardé la première fcène de Bajazet comme une école où ils auraient profité, en voyant un vieux général d'armée annoncer, par les queftions qu'il fait, qu'il médite une grande entreprise.

Que fefaient cependant nos braves janissaires? Rendent-ils au Sultan des hommages fincères ? Dans le fecret des cœurs, Ofmin, n'as-tu rien lu? Et le moment d'après :

Crois-tu qu'ils me fuivraient encore avec plaifir,
Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur vifir?

Ils auraient admiré comme ce conjuré développe enfuite fes deffeins, & rend compte de fes actions. Ce grand mérite de l'art n'était point connu aux inventeurs de l'art. Le choc des paffions, ces combats de fentimens oppofés, ces difcours animés de rivaux & de rivales, ces conteftations intéreffantes, où l'on dit ce que l'on doit dire, ces fituations fi bien ménagées les auraient étonnés. Ils euffent trouvé mauvais peut-être qu'Hippolyte foit amoureux affez froidement d'Aricie, & que fon gouverneur lui faffe des leçons de galanterie ; qu'il dife :

Vous-même, où feriez-vous,

Si toujours votre mère, à l'amour oppofée,
D'une pudique ardeur n'eût brûlé pour Thésée ?

Paroles tirées du Paftor fido, & bien plus convenables à un berger qu'au gouverneur d'un prince : mais ils euffent été ravis en admiration en entendant Phedre s'écrier :

Oenone, qui l'eût cru? j'avais une rivale

• ...

Hippolyte aime, & je n'en peux douter.
Ce farouche ennemi, qu'on ne pouvait dompter,
Qu'offenfait le respect, qu'importunait la plainte ;
Ce tigre, que jamais je n'abordai fans crainte,
Soumis, apprivoifé, reconnaît un vainqueur.

Ce défefpoir de Phèdre, en découvrant sa rivale, vaut certainement un peu mieux que la fatire des femmes que fait fi longuement & fi mal-à-propos l'Hippolyte d'Euripide, qui devient là un mauvais personnage de comédie. Les Grecs auraient furtout été furpris de

cette foule de traits fublimes qui étincellent de toutes parts dans nos modernes. Quel effet ne ferait point fur eux ce vers :

Que vouliez-vous qu'il fit contre trois ? Qu'il mourût.

Et cette réponse, peut-être encore plus belle & plus paffionnée, que fait Hermione à Orefte, lorfqu'après avoir exigé de lui la mort de Pyrrhus qu'elle aime, elle apprend malheureufement qu'elle eft obéie, elle s'écrie alors :

Pourquoi l'affaffiner? qu'a-t-il fait ? à quel titre?
Qui te l'a dit?

OREST E.

O Dieux ! quoi ne m'avez vous pas
Vous-même, ici, tantôt, ordonné fon trépas?
HERMIONE.

Ah! fallait-il en croire une amante infenfée ?

Je citerai encore ici ce que dit Céfar, quand on lui préfente l'urne qui renferme les cendres de Pompée.

Reftes d'un demi-dieu, dont à peine je puis Egaler le grand nom, tout vainqueur que j'en fuis. Les Grecs ont d'autres beautés; mais, je m'en rapporte à vous, Monfeigneur, ils n'en ont aucune de ce caractère.

Je vais plus loin, & je dis que ces hommes, qui étaient fi paffionnés pour la liberté, & qui ont dit fi fouvent qu'on ne peut penser avec hauteur que dans les républiques, apprendraient à parler dignement de la liberté même dans quelques-unes de nos

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