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A MONSIEUR LE MARQUIS

SCIPION MAFFEI,

Auteur de la Mérope italienne, & de beaucoup d'autres ouvrages célèbres.

MONSIEUR,

CEUX dont les Italiens modernes, & les autres

peuples ont prefque tout appris, les Grecs & les Romains, adreffaient leurs ouvrages, fans la vaine formule d'un compliment, à leurs amis, & aux maîtres de l'art. C'eft à ces titres que je vous dois l'hommage de la Mérope française.

Les Italiens qui ont été les restaurateurs de presque tous les beaux arts, & les inventeurs de quelquesuns, furent les premiers qui fous les yeux de Leon X firent renaître la tragédie; & vous êtes le premier, Monfieur, qui dans ce fiècle où l'art des Sophocles commençait à être amolli par des intrigues d'amour, fouvent étrangères au fujet, ou avili par d'indignes bouffonneries qui déshonoraient le goût de votre ingénieuse nation; vous êtes le premier, dis-je, qui avez eu le courage & le talent de donner une tragédie fans galanterie, une tragédie digne des beaux jours d'Athènes, dans laquelle l'amour d'une mère fait

toute l'intrigue, & où le plus tendre intérêt naît de la vertu la plus pure.

La France fe glorifie d'Athalie : c'eft le chef-d'œuvre de notre théâtre; c'eft celui de la poëfie, c'est de toutes les pièces qu'on joue la feule où l'amour ne foit pas introduit; mais auffi elle eft foutenue par la pompe de la religion, & par cette majefté de l'éloquence des prophètes. Vous n'avez point eu cette reffource, & cependant vous avez fourni cette longue carrière de cinq actes, qui eft fi prodigieufement difficile à remplir fans épisodes.

J'avoue que votre sujet me paraît beaucoup plus intéreffant & plus tragique que celui d'Athalie; & fi notre admirable Racine a mis plus d'art, de poëfie & de grandeur dans fon chef-d'œuvre, je ne doute pas que le vôtre n'ait fait couler beaucoup plus de larmes.

Le précepteur d'Alexandre, (& il faut de tels précepteurs aux rois) Ariftote, cet efprit fi étendu, fi jufte & fi éclairé dans les chofes qui étaient alors à la portée de l'efprit humain, Ariftote, dans fa poëtique immortelle, ne balance pas à dire que la reconnaiffance de Mérope & de fon fils étaient le moment le plus intéreffant de toute la fcène grecque. Il donnait à ce coup de théâtre la préférence fur tous les autres. Plutarque dit que les Grecs, ce peuple fi fenfible, frémiffaient de crainte que le vieillard, qui devait arrêter le bras de Mérope, n'arrivât pas affez tôt. Cette pièce qu'on jouait de fon temps, & dont il nous refte très-peu de fragmens, lui paraiffait la plus touchante de toutes les tragédies d'Euripide; mais ce n'était pas feulement le choix du fujet qui fit le grand

fuccès d'Euripide, quoiqu'en tout genre le choix foit beaucoup.

Il a été traité plufieurs fois en France, mais fans fuccès; peut-être les auteurs voulurent charger ce fujet fi fimple d'ornemens étrangers. C'était la Vénus toute nue de Praxitele, qu'ils cherchaient à couvrir de clinquant. Il faut toujours beaucoup de temps aux hommes pour leur apprendre qu'en tout ce qui eft grand on doit revenir au naturel & au fimple.

En 1641, lorfque le théâtre commençait à fleurir en France, & à s'élever même fort au-deffus de celui de la Grèce, par le génie de P. Corneille, le cardinal de Richelieu qui recherchait toute forte de gloire, & qui avait fait bâtir la falle des fpectacles du palaisroyal, pour y repréfenter des pièces dont il avait fourni le deffein, y fit jouer une Mérope fous le nom de Téléphonte. Le plan eft, à ce qu'on croit, entièrement de lui. Il y avait une centaine de vers de fa façon; le refte était de Colletet, de Bois-Robert, de Defmarêts & de Chapelain; mais toute la puissance du cardinal de Richelieu ne pouvait donner à ces écrivains le génie qui leur manquait. Il n'avait peut-être pas lui-même celui du théâtre, quoiqu'il en eût le goût; & tout ce qu'il pouvait & devait faire, c'était d'encourager le grand Corneille.

M. Gilbert, résident de la célèbre reine Chrifline, donna en 1643 fa Mérope, aujourd'hui non moins connue que l'autre. Jean de la Chapelle, de l'académie française, auteur d'une Cléopâtre, jouée avec quelque fuccès, fit représenter fa Mérope en 1683. Il ne manqua pas de remplir fa pièce d'un épisode d'amour. Il fe plaint d'ailleurs, dans la préface, de ce qu'on

lui reprochait trop de merveilleux. Il fe trompait; ce n'était pas ce merveilleux qui avait fait tomber fon ouvrage, c'était en effet le défaut de génie, & la froideur de la verfification; car voilà le grand point, voilà le vice capital qui fait périr tant de poëmes. L'art d'être éloquent en vers eft de tous les arts le plus difficile & le plus rare. On trouvera mille génies qui fauront arranger un ouvrage, & le verfifier d'une manière commune; mais le traiter en vrais poëtes, c'est un talent qui eft donné à trois ou quatre hommes fur la terre.

Au mois de décembre 1701, M. de la Grange fit jouer fon Amafis, qui n'est autre chose que le sujet de Mérope, fous d'autres noms : la galanterie règne auffi dans cette pièce, & il y a beaucoup plus d'incidens merveilleux que dans celle de la Chapelle; mais auffi elle eft conduite avec plus d'art, plus de génie, plus d'intérêt ; elle eft écrite avec plus de chaleur & de force: cependant elle n'eut pas d'abord un fuccès éclatant, & habent fua fata libelli. Mais depuis elle a été rejouée avec de très-grands applaudiffemens, & c'eft une des pièces dont la représentation a fait le plus de plaifir au public.

Avant & après Amafis, nous avons eu beaucoup de tragédies fur des fujets à peu près femblables, dans lefquels une mère va venger la mort de fon fils fur fon propre fils même, & le reconnaît dans l'inftant qu'elle va le tuer. Nous étions même accoutumés à voir fur notre théâtre cette fituation frappante mais rarement vraisemblable, dans laquelle un perfonnage vient un poignard à la main pour tuer fon ennemi, tandis qu'un autre perfonnage arrive dans

l'inftant

l'inftant même, & lui arrache le poignard. Ce coup de théâtre avait fait réuffir, du moins pour un temps, le Camma de Thomas Corneille.

Mais de toutes les pièces dont je vous parle, il n'y en a aucune qui ne foit chargée d'un petit épisode d'amour, ou plutôt de galanterie; car il faut que tout fe plie au goût dominant. Et ne croyez pas, Monfieur, que cette malheureuse coutume d'accabler nos tragédies d'un épisode inutile de galanterie foit due à Racine, comme on le lui reproche en Italie; c'eft lui, au contraire, qui a fait ce qu'il a pu pour réformer en cela le goût de la nation. Jamais chez lui la paffion de l'amour n'eft épisodique; elle eft le fondement de toutes fes pièces, elle en forme lc principal intérêt. C'est la paffion la plus théâtrale de toutes, la plus fertile en sentimens, la plus variée : elle doit être l'ame d'un ouvrage de théâtre, ou en être entièrement bannie. Si l'amour n'eft pas tragique, il eft infipide; & s'il eft tragique, il doit régner feul. Il n'eft pas fait pour la feconde place; c'est Rotrou, c'est le grand Corneille même, il le faut avouer, qui, en créant notre théâtre, l'ont prefque toujours défiguré par ces amours de commande, par ces intrigues galantes qui, n'étant point de vraies paffions, ne font point dignes du théâtre ; & fi vous demandez pourquoi on joue fi peu de pièces de Pierre Corneille, n'en cherchez point ailleurs la raifon; c'eft que dans la tragédie d'Othon,

Othon à la Princeffe a fait un compliment,

Plus en homme d'efprit qu'en véritable amant.

Théâtre. Tom. III.

P

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