Page images
PDF
EPUB

DU PERE DE TOURNEMINE,

JE

JESUITE,

AU PERE BRUMO Y,

fur la tragédie de Mérope.

E vous renvoie, mon révérend Père, Mérope ce matin à huit heures. Vous vouliez l'avoir dès hier au foir ; j'ai pris le temps de la lire avec attention. Quelque fuccès que lui donne le goût inconftant de Paris, elle paffera jufqu'à la poftérité comme une de nos tragédies les plus parfaites, comme un modèle de tragédie. Ariftote, ce fage légiflateur du théâtre, a mis ce fujet au premier rang des sujets tragiques. Euripide l'avait traité; & nous apprenons d'Ariftote, que toutes les fois qu'on représentait sur le théâtre de l'ingénieufe Athènes le Crefphonte d'Euripide, ce peuple accoutumé aux chefs-d'œuvre tragiques était frappé, faifi, transporté d'une émotion extraordinaire. Si le goût de Paris ne s'accorde pas avec celui d'Athènes, Paris aura tort fans doute. Le Crefphonte d'Euripide eft perdu : M. de Voltaire nous le rend. Vous, mon Père, qui nous avez donné en français Euripide, tel qu'il charmait la Grèce, avez reconnu dans la Mérope de notre illuftre ami, la fimplicité, le naturel, le

218 LETTRE DU P. TOURNEMINE.

pathétique d'Euripide. M. de Voltaire a confervé la fimplicité du fujet ; il l'a débarraffé non-feulement d'épisodes fuperflus, mais encore de fcènes inutiles. Le péril d'Egiẞthe occupe feul le théâtre. L'intérêt croît de fcène en fcène jufqu'au dénouement, dont la surprise eft ménagée, préparée avec beaucoup d'art. On l'attend du petit-fils d'Alcide. Tout se paffe fur le théâtre comme il fe paffa dans Meffène. Les coups de théâtre ne font point des fituations forcées, dont le merveilleux choque la vraifemblance ils naiffent du fujet; c'eft l'évènement hiftorique vivement représenté. Peut-on n'être pas touché, enlevé, dans la fcène où Narbas arrive au moment que Mérope va immoler fon fils qu'elle croit venger? dans la fcène où elle ne peut fauver fon fils d'une mort inévitable qu'en le fefant connaître au tyran? Le cinquième acte égale ou furpaffe le peu de cinquièmes actes excellens qu'on a vus fur le théâtre. Tout fe paffe hors du théâtre; & l'auteur a tranfporté, ce femble, toute l'action fur le théâtre avec un art admirable. La narration d'Ifménie n'eft pas de ces narrations étudiées, hors d'oeuvre, où l'efprit brille à contre-temps, qui ralentiffent l'action, qui dégénèrent en fadeur; elle eft toute action. Le trouble d'Ifménie peint le tumulte qu'elle raconte. Je ne parle point de la verfification; le poëte, admirable verfificateur, s'eft furpaffé; jamais fa verfification ne fut plus belle & plus claire. Tous ceux qu'un zèle raifonnable anime contre la corruption des mœurs, qui fouhaitent la réformation du théâtre, qui voudraient qu'imitateurs exacts des Grecs, que nous avons furpaffés dans plufieurs

perfections de la poéfie dramatique, nous eufsions plus de foin d'atteindre à fa véritable fin, de rendre le théâtre, comme il peut l'être, une école des mœurs tous ceux qui penfent fi raisonnablement doivent être charmés de voir un auffi grand poëte, un poëte auffi accrédité que le fameux Voltaire, donner une tragédie fans amour. (*)

Il n'a point hafardé imprudemment une entreprise fi utile; aux fentimens de l'amour, il fubftitue des fentimens vertueux qui n'ont pas moins de force. Quelque prévenu qu'on foit pour les tragédies dont l'amour forme l'intrigue, il eft cependant vrai, (& nous l'avons fouvent remarqué) que les tragédies qui ont le plus réuffi ne doivent pas leurs fuccès aux fcènes amoureufes. Au contraire, tous les connaiffeurs habiles foutiennent que la galanterie romanefque a dégradé notre théâtre, & auffi nos meilleurs poëtes. Le grand Corneille l'a fenti, il fouffrait avec peine la fervitude où le réduifait le mauvais goût dominant: n'ofant encore bannir du théâtre l'amour, il en a banni l'amour heureux; il ne lui a permis ni baffeffe ni faibleffe; il l'a élevé jufqu'à l'héroïfme, aimant mieux paffer le naturel, que de s'abaiffer à un naturel trop tendre & contagieux.

Voilà, mon révérend Père, le jugement que votre illuftre ami demande; je l'ai écrit à la hâte, c'est une preuve de ma déférence; mais l'amitié

(*) La première édition avait pour épigraphe :

Legite hoc aufteri; crimen amoris abeft.

220 LETTRE DU P. TOURNEMINE, &c.

paternelle, qui m'attache à lui depuis fon enfance, ne m'a point aveuglé. J'ai l'honneur d'être avec les fentimens que vous connaissez, mon cher ami, mon cher fils, la gloire de votre père, entièrement à

vous,

Ce 23 décembre 1738.

TOURNEMINE, jefuite.

« PreviousContinue »