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Dans cette prétention tout n'est pas absolument insoutenable; car il est sûr, en dépit de certaines différences, qu'il y a, au moins chez les hommes de la même race, un fond commun durable et pour ainsi dire permanent ce fond on peut le saisir à une époque et conclure de cette époque aux autres, sans trop d'inconvénient. Il y a toutefois à cela une condition, c'est que l'observation sera attentive, impartiale, dégagée de tout parti pris. Or ce n'est pas ce qui arrive au xvire siècle, où les moralistes observent à travers le dogme et s'autorisent tous de la doctrine de la chute pour affirmer notre incurable perversité. Il ne faut pas qu'un nombre plus ou moins grand de réflexions ingénieuses ou fortes, d'observations heureuses, de portraits bien tracés, de caractères bien analysés, nous fasse illusion: c'est toujours au vraisemblable, jamais au vrai, que nous avons à faire.

En résumé, qu'il s'agisse de raisonnement ou d'observation, de philosophie ou de morale, ce siècle n'ose jamais s'en fier à lui-même et percer d'un libre regard jusqu'au fond des choses. Il pratique volontiers une logique superficielle qui met partout un air d'ordre, de régularité, de symétrie, propre à faire croire à l'exactitude ou à la profondeur, sans que ces qualités soient pour cela réalisées. On est le plus souvent en présence d'un arrangement spécieux qui est à la force ou à la faiblesse de la pensée, à la vérité ou à la fausseté de l'analyse morale, ce que la toilette est à la beauté ou à la laideur du corps, un déguisement, un trompe-l'œil, plus encore qu'un ornement

Est-ce à dire toutefois qu'il ne soit pas arrivé au XVIIe siècle de trouver le vrai sur son chemin? Loin de là. Il a entendu, le premier, proclamer deux grand principes, l'un par la bouche de Descartes, l'autre par celle du protestant Jurieu. Le premier de ces principes on le connaît déjà, c'est celui de la souveraineté de la raison; le deuxième est celui de la souveraineté populaire, logiquement déduit de la théorie du contrat. Mais ces vérités capitales passent inaperçues, ou à peu près, et ce n'est qu'à l'âge suivant qu'on les met à profit.

Faut-il maintenant conclure que le xvir° siècle a été absolument stérile pour la saine philosophie. Il serait inexact et injuste de le soutenir. Sans parler des principes que nous venons de dire et qui comptent à son actif, il n'a pas laissé de rendre consciem

ment ou inconsciemment un certain nombre de services. Il a a toléré la formation de quelques petits groupes de sceptiques et d'épicuriens et permis de la sorte à la tradition de Rabelais et de Montaigne de se transmettre à Voltaire. Il a eu des savants et des métaphysiciens, le plus souvent prêtres catholiques, qui, malgré leur volonté de rester orthodoxes, ont porté plus d'une fois atteinte au dogme par leurs systèmes et leurs découvertes. Il a suscité des dissidents, protestants ou jansenistes, qui ont servi la bonne cause par le seul fait de leur opposition à l'Église établie; il a vu enfin l'Église elle-même pousser les esprits à la révolte par son intolérance extrême et devenir ainsi l'une des causes déterminantes de leur émancipation. Mais rien de cela ne constitue un titre sérieux. Le progrès sur le xvre siècle n'est pas autrement sensible. On ne gagne presque pas de terrain on se borne à ne pas en perdre et à rester sur ses positions.

On voit donc qu'en dépit des belles et flatteuses formules le XVIIe siècle ne peut se vanter d'avoir rendu beaucoup de services à la justice et à la raison, ni d'avoir eu un amour bien vif pour la vérité. Enthousiaste du sens commun et du vraisemblable, il regarde plus volontiers le passé que l'avenir. Il constitue pour ainsi dire un temps d'arrêt dans la marche du progrès. Il ne fait guère de découvertes, il se contente de donner une expression artistique aux découvertes de la veille.

On dira peut-être que force était qu'il en fût ainsi, et que la science devait suspendre ses conquêtes pour laisser le champ libre à l'art, ou encore qu'avant de songer à l'avenir, il fallait liquider le passé. Admettons l'objection, sans y regarder de trop prės; mais si nous consentons à ne pas faire le procès du siècle pour sa stérilité relative, nous n'admettons pas non plus qu'on l'élève au pinacle, malgré tout ce qui lui manque visiblement Non que sa gloire nous empêche de dormir; et nous ne prendrions certes pas la peine de la contester si, tout exagérée qu'elle est, elle savait être inoffensive. Mais il n'en va pas ainsi. A force d'admirer le siècle en bloc, sans distinctions ni restrictions, on fait de ses auteurs non seulement les maîtres à parler et à écrire de la jeunesse, en quoi on a raison, car ils y ont excellé, mais ses maîtres à penser on les lui donne pour les

meilleurs guides de l'esprit et de la vie, et ici on va certainement trop loin. Il est visible, en effet, que la conception du monde et de l'homme, admise par un Bossuet ou un Pascal, ne convient plus à notre temps, et qu'il y a chez tous les écrivains de cette école, grands ou petits, nombre d'idées contestables ou fausses, et d'autant plus dangereuses qu'elles sont en contradiction avec l'esprit de raison et de justice, en hostilité avec le progrès.

Sans faire porter rigoureusement aux auteurs eux-mêmes la peine d'erreurs, où le temps et le milieu sont bien pour quelque chose, nous ne perdrons pas une occasion, dans le cours de cette histoire, de discuter leurs doctrines, et de montrer en quoi elles péchent. C'est un devoir que nous remplirons consciencieusement. Mais quand nous aurons signalé les lacunes et les défectuosités du fond, nous n'aurons garde de nous refuser à l'admiration presque toujours justifiée de la forme. C'est qu'en effet, à défaut de portée philosophique, le siècle a une valeur littéraire indiscutable; et si la pensée, à quelques exceptions près, y est restée stationnaire, l'art y a reçu, en revanche, le plus beau développement.

Nos écrivains sans doute ne disent rien de nouveau, mais ils le disent d'une façon nouvelle. Ils vivent communément sur le fond de la double antiquité chrétienne et païenne; mais c'est merveille de voir comme ils diversifient ce fond banal, comme, avec ces matériaux d'emprunt, ils élèvent des constructions imposantes ou légères, d'aspect heureux et d'irréprochables proportions. Certes, si trouver de belles formes aux idées d'autrui était le plus haut emploi de l'intelligence, il faudrait reconnaître à certains d'entre ces auteurs une incomparable supériorité. Mais l'invention ne se laisse pas oublier, et il faut toujours la faire entrer en ligne de compte dans l'originalité et dans la portée de ses pensées.

Après avoir défini le vrai caractère de cette époque, maintenant que l'on connaît et l'esprit qui nous anime et le point de vue d'où part notre appréciation générale, nous abordons notre sujet et nous nous mettons en devoir de raconter l'histoire de la littérature française pendant le xvir siècle. La période dont nous traitons dépasse même les limites du siècle de quelques années. Nous la faisons commencer à la promulgation de l'Édit de Nantes

pour ne la terminer qu'à la mort de Louis XIV. Ce n'est pas arbitrairement que nous procédons ainsi. L'esprit du xvre siècle s'éclipse après les guerres de religion, c'est-à-dire à l'Édit de Nantes, pour faire place à un esprit nouveau. D'autre part, le xvIIe siècle n'affirme ses tendances qu'après la disparition du grand roi.

Il est à peine besoin de dire que nous ne tomberons pas dans l'erreur, justement reprochée à Voltaire, de faire converger autour de Louis XIV, comme autour de son centre, tout le mouvement intellectuel de ces cent vingts années.

Nous n'adopterons pas davantage la division en deux périodes qui distingue, grosso modo, la littérature sous Richelieu de la littérature sous Louis XIV, attribuant pour trait particulier à l'une l'indépendance dans la grandeur, à l'autre l'ordre dans la grandeur.

Cette division nous paraît être encore trop vague et ne pas accorder assez à l'exactitude historique. Nous n'ignorons certes pas que les époques de l'histoire littéraire ne concordent jamais absolument avec celles de l'histoire politique, et que, en dépit de la chronologie, il faut souvent rattacher tel auteur à une autre génération que la sienne 'propre, parce que son tour d'esprit le met en avance ou en retard sur ses contemporains. Par exemple, l'existence de Saint-Simon peut se prolonger très avant sous le règne de Louis XV, sans que Saint-Simon appartienne le moins du monde par son caractère, ses idées, ses opinions, à l'âge des Voltaire et des Montesquieu. Il est manifestement du XVIIe siècle et plus près de Louis XIII que de Louis XIV. Mais ce qui est vrai d'un auteur déterminé ne l'est pas de tous. En général, l'état politique et social influe à bref délai sur la littérature, quitte à en subir à son tour l'influence avec une égale rapidité. C'est un échange constant d'actions, dont il est indispensable de tenir compte.

Pour répondre à cette nécessité, nous diviserons notre matière comme il suit. Nous traiterons des lettres françaises ou, si l'on aime mieux, de l'esprit français : 1° sous le règne de Henri IV et la régence de Marie de Médicis; 2° sous Richelieu; 3° sous la Fronde. La 4e section sera consacrée à la littérature mondaine sous le règne de Louis XIV jusqu'à la Révocation. La 5o étudiera

la littérature ecclésiastique pendant toute la durée du même régne; la 6 reviendra à la littérature mondaine et en poursuivra l'examen de la Révocation à la mort du prince.

Notre histoire se composera ainsi de six parties dans lesquelles nous mentionnerons tous les écrivains de quelque notoriété. Nous ne nous en tiendrons pas, comme nous l'avons déjà dit, aux seuls grands noms. A laisser dans l'ombre les auteurs du deuxième rang, il nous semble qu'on risque d'apprécier mal ceux du premier. On leur accorde trop ou trop peu, sans compter que, pour avoir la vue nette d'une époque, il faut l'envisager moins dans ses sommités que dans la moyenne de ses esprits.

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