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Elle leur doit d'avoir participé au mouvement de la pensée en Europe. >>

Sans doute tout n'est pas d'égale valeur dans les œuvres innombrables que virent éclore les Provinces -Unies après la Révocation. Les journaux y furent souvent des pamphlets, comme telles prétendues histoires des contes à dormir debout: Sandras de Courtilz et Gregorio Leti ne trouvèrent que trop d'imitateurs. Mais il ne faudrait pas s'autoriser de quelques noms justement décriés pour tenir en suspicion tous les auteurs du pays et de l'époque. Citons les principaux.

Nous avons déjà parlé du prédicateur Saurin, source vive d'éloquence et qui le cède au seul Bossuet. Il faut rappeler après lui Claude, savant théologien, noble et sage caractère; l'exalté Jurieu que nous retrouverons ailleurs; Supperville estimé pour ses sermons, et surtout Basnage (1653-1723) qui fut vraiment le chef du refuge par la dignité de sa conduite et par ses lumiėres. Cet homme, a dit Voltaire, était fait pour être ministre d'État et non ministre de paroisse. Il n'en remplit pas moins ces humbles fonctions à Quevilly et à Rouen d'où la persécution le fit passer en Hollande. Il desservit d'abord à Rotterdam l'église wallonne, mais passa bientôt à la Haye sur les instances du grand pensionnaire Heinsius. Tout en vaquant à ses devoirs de pasteur, il composait une Histoire des Églises Réformées en réponse à l'histoire des Variations, des Entretiens sur la religion, un Traité de la conscience, une Préface de l'histoire de la Bible. Il fut choisi par les États pour être l'historiographe officiel des Provinces-Unies il s'acquitta heureusement de cette tâche et dans ses Annales, écrites d'un style noble et grave, il refit et continua l'œuvre de Wiquefort avec impartialité et sens critique. Il sut rester patriote dans l'exil, et pendant les malheurs de la succession d'Espagne et les embarras politiques de la régence, il ne se contenta pas de faire des voeux pour la France, il mit à son service l'influence réelle dont il disposait.

Si des pasteurs nous passons aux littérateurs proprement dits nous retrouvons les trois journalistes qui marchérent non sans succès sur les traces de Bayle : Leclerc, Basnage de Beauval et le Dauphinois Bernard qui reprit, après une longue interruption, les Nouvelles de la République des lettres. On peut citer encore

Thémiseul de Saint-Hyacinthe, que de mauvais plaisants ont prétendu contre toute vérité être le fils de Bossuet et de Mme de Mauléon et à qui l'on doit la plaisanterie trop vantée du Mathanasius et surtout Beaufort dont le scepticisme fécond déblaya d'un grand nombre de fables les origines de Rome et fraya ainsi la voie à Niebuhr.

Il ne faut pas quitter la Hollande sans rappeler que, non contente d'être hospitalière à nos réfugiés, elle favorisa l'éclosion des principaux ouvrages de notre xvIII siècle, rachetant ainsi dans une certaine mesure son ingratitude politique et l'oubli des services qu'elle avait reçus de Henri IV et du président Jeannin, à l'heure décisive de son émancipation.

CHAPITRE V

PEINTRES ET ANALYSTES SOIT DE L'HOMME EN GÉNÉRAL SOIT DES FRANÇAIS DE LA FIN DU SIÈCLE.

1o La morale proprement dite: la Bruyère. 2o Le roman: Lesage.
3o Les Mémoires : Saint-Simon.

De la philosophie nous passons naturellement à la morale, ou si l'on aime mieux, aux genres littéraires dont l'observation morale fait le fond: nous allons donc traiter dans le même chapitre des peintres et des analystes soit de l'humanité soit des mœurs contemporaines, en commençant par la Bruyère.

1° La morale proprement dite: La Bruyère (1645-1695). On fait d'ordinaire cette différence entre la Bruyère et ses prédécesseurs la Rochefoucauld et Pascal que ceux-ci sont des moralistes philosophes et lui un moraliste littérateur. Ils savent, dit-on, «sans ordonner des séries de formules abstraites, porter un jugement original sur la vie, voir les affaires humaines sous un jour nouveau, présenter un corps d'idées liées et précises sur la fin de l'homme, son bonheur, ses facultés, ses passions, tandis que la Bruyère n'a aucune pensée d'ensemble ni en morale ni en psychologie et ne découvre que des vérités de détail ». Est-ce un motif de conclure, comme la plupart des critiques, à l'infériorité de la Bruyère? Je ne le pense pas. Il me semble au contraire avoir échappé, grâce à ce que l'on nomme trop facilement une insuffisance ou une lacune, à l'esprit de système qui a égaré les autres. Le bel avantage d'inventer de toutes pièces une théorie si elle doit se trouver fausse, comme c'est le cas et pour la

Rochefoucauld et pour Pascal? Mieux vaut encore n'être qu'un littérateur si le titre de philosophe est à ce prix.

La biographie de la Bruyère est incomplète et l'on s'accorde à penser que c'est grand dommage, vu le genre dans lequel il s'est exercé. De tous les auteurs le moraliste est celui que l'on voudrait le plus connaître. Lui qui s'arroge le droit de juger ses semblables, on aimerait à savoir comment il a vécu et à citer à l'appui de ses observations l'exemple autorisé de sa conduite. Mais bien que nous en soyons réduits aux conjectures sur le détail de la vie de notre écrivain, il est du moins une chose en lui qui échappe au doute, c'est sa probité parfaite, attestée cent fois par les contemporains et qui d'ailleurs respire et se manifeste à chaque page de ses Caractères. L'abbé d'Olivet l'a représenté « comme un philosophe songeant à vivre tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et des autres, ne cherchant ni ne fuyant le plaisir, toujours disposé à une joie modeste et ingénieux à la faire naître, poli dans ses manières et sage dans ses discours, craignant toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit ». Tout n'est pas vraisemblable ni exact dans ce portrait; la disposition de la Bruyère à la joie a été contestée par de bons témoins, et, sans faire de lui, comme l'a fait M. Taine, un misanthrope à la façon de Jean-Jacques, il y a lieu de penser qu'il était en temps ordinaire moins joyeux que mélancolique : de même pour ce qui est de l'esprit, il ne semble pas en avoir été si ménager dans le monde, et sur ce point Valincour contredit d'Olivet. Mais où il y a accord parfait, c'est quand l'on vient à parler de l'honnêteté de sa vie et de son désintéressement. Il était donc absolument digne de juger ses semblables, et si nous nous plaignons encore des lacunes de sa biographie, c'est simplement parce qu'elles nous empêchent de comprendre à fond certains passages de son livre. Nous voudrions savoir ce qui lui a inspiré ses pensées délicates sur l'amitié et sur l'amour, ses pensées amères sur la brièveté de nos regrets, sur la tristesse de la vie. Il n'est pas jusqu'à ce fameux morceau sur les paysans, qui rompt, de façon si éclatante, l'harmonie du concert officiel qui ne nous laisse indécis sur le sentiment qui l'a dicté, compassion d'un cœur attendri ou recherche d'un effet pathétique à produire. Voici cependant le peu que l'on sait de lui.

Il appartenait à une famille bourgeoise de Paris, dont deux membres avaient figuré dans le conseil de la Ligue. Son père était contrôleur de rentes. On ne sait rien de son enfance. Les gens qui veulent tout expliquer inférent de son fameux tableau de la misère des paysans qu'il dut passer ses premières années à la campagne, comme ils concluent de sa description satirique de la petite ville qu'il dût y coucher plus d'une nuit. Ces conjectures sont encore plus puériles qu'ingénieuses et il n'y a pas à s'y arrêter. Il fit sans doute ses études à l'Oratoire et il les fit bonnes å en juger par la façon dont il parle des auteurs anciens toutes les fois que s'en présente l'occasion. Peut-être eut-il un instant la pensée de prendre rang parmi les Oratoriens, et Adry a cru pouvoir lui faire une place dans sa biographie de la Congrégation; mais il ne donna pas suite à ce projet. Il fit son droit, fut inscrit au barreau pour la forme, car il ne semble pas qu'il ait jamais plaidė, quoiqu'à l'occasion il ait parlé en fort bons termes de l'éloquence judiciaire et de ses difficultés. Toute sa jeunesse se passa dans une retraite studieuse et réfléchie, au sein d'une obscure médiocrité. L'indiscret Vigneul-Marville nous l'a montré vivant tout en haut d'une pauvre maison, sous le toit, dans une chambre divisée en deux par un rideau : c'était tout son appartement; mais, ajoute son visiteur, il n'avait pas l'air de s'y déplaire. Ces années de travail solitaire ne furent pas perdues pour lui; son esprit y prit son tour et sa trempe; son style dut y recevoir une première formation dans des essais répétés et prudemment supprimés; il y fit son apprentissage, sans souffrir de l'isolement auquel il était voué. N'est-ce pas lui qui a dit « le sage évite le monde de peur d'en être ennuyé »? Cependant, il ne pouvait toujours l'éviter. Son intérêt bien entendu lui faisait un devoir d'y paraître enfin. Il fallait agrandir son horizon, élargir son angle visuel : la portée de son œuvre était à ce prix. Un héritage lui permit d'acheter une charge de finances qui lui donnait un titre honorable et pouvait lui servir de passe-port dans certaines sociétés. Il l'acheta d'un parent de Bossuet, et ce lui fut une occasion de relations avec l'évêque de Meaux il plut au prẻiat par son savoir, sa piété raisonnable, son esprit, si bien qu'il fut admis dans son intimité. Il s'initia ainsi dans un monde supėrieur à celui de la robe ou de la finance. Bientôt, grâce

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