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Les philosophes dont nous allons traiter ne sont pas des métaphysiciens comme Malebranche. Nous ne risquons pas en les suivant de nous égarer dans les nuages d'une doctrine ingénieuse et obscure, sans application directe et sans influence sur la marche des esprits. Ils ne perdent pas la terre de vue. Leur œuvre, toujours abordable et intelligible, n'en est que plus féconde. Ils sont les représentants de cette philosophie qui insinue un doute fécond, qui ruine les préjugés et dissipe les erreurs. Ils essayent à leur façon, et avec les moyens réduits dont ils disposent, ce que Voltaire fera plus tard en grand et à fond. La chaîne que nous avons montrée reliant Rabelais à Montaigne, Montaigne à Charron, Charron à Gassendi et à Lamothe-leVayer, risquait de s'amincir jusqu'à rompre, si elle n'avait eu que des poètes pour forger et souder ses anneaux. Fontenelle et Bayle survinrent à propos pour la consolider, la renforcer et la prolonger sans interruption jusqu'au xvIIe siècle, à travers le gouvernement défavorable ou mieux franchement hostile de Louis XIV.

1° Fontenelle (1657-1757). Né à Rouen en 1657, mort à Paris. un siècle après, Fontenelle est le plus bel exemple de longévité que présente notre littérature. Bien lui en a pris de vivre long

temps et de durer au delà des limites ordinaires : sa réputation y a gagné d'autant mieux qu'il a gardė jusqu'au bout la finesse et la pénétration de son esprit. A cheval sur les deux siècles, il fait entre eux la transition et, par sa philosophie discrète, fraye doucement la voie aux doctrines plus hardies qui vont se faire jour. Il y aurait de l'exagération à se le représenter comme le promoteur de tout le xvIIe siècle : ce rôle en dehors et en vue n'est pas le sien. Mais il a parfaitement conscience de ce qui se passe autour de lui, de ce qui se prépare pour un temps qu'il croyait toutefois (et c'est sa seule erreur) moins rapproché qu'il ne l'était en réalité. Il lui est arrivé d'écrire après la mort de Louis XIV: « Nous sommes dans un siècle où les vues commencent sensiblement à s'étendre de tous côtés. Tout ce qui peut être pensé ne l'a pas été encore. L'immense avenir nous garde des événements que nous ne croirions pas aujourd'hui, si quelqu'un pouvait les prédire. >>

Normand comme les trois quarts des littérateurs de cette époque, fils d'un père insignifiant et de la sœur des Corneille qui était une femme d'esprit en même temps qu'une dévote quiétiste, il fit d'excellentes études aux Jésuites de Rouen. Ses maîtres le qualifiaient de « juvenis absolutissimus » et, de fait, il était le premier à tous les exercices de l'esprit : il allait jusqu'à composer des vers grecs, « aussi bons que ceux d'Homère, disait-il plus tard, car ils en étaient ». Après ses succès de collège, il eut beau étudier le droit, suivant la coutume de Normandie, le barreau ne put le retenir. La littérature le réclamait. Il vint à Paris. faire ses débuts, et commença par des ouvrages d'imagination, je n'ose dire de poésie. Justement sifflé pour sa tragédie d'Aspar, il se tourna du côté de l'opéra où il réussit un peu mieux, sans l'avoir mérité davantage, avec Psyche, Lavinie, Thétis et Pélée. En même temps il donna au Mercure, ce journal des Normands, la primeur de ses Églogues dont le recueil parut en 1688. On y chercherait vainement la moindre trace de la simplicité indispensable au genre. Bergers et bergères y connaissent le fin du fin en amour et s'expriment dans le langage ȧ la fois le plus maniéré et le plus prosaïque. Laharpe a cru trouver dans trois de ces pièces, la première, la neuvième, la dixième, un ton un peu moins faux et une peinture de l'amour moins éloi

gnée de la naïveté villageoise. C'est bien de l'indulgence. Si l'on ajoute à ces églogues trois morceaux détachés, le Portrait de Clarice, le sonnet de Daphné, l'Apologue de l'amour et de l'honneur, on en aura fini avec l'œuvre versifiée, très peu estimable, de Fontenelle. Il est en ce genre, pour le définir d'un mot, un bel esprit précieux de l'école de Benserade, qui pense avec subtilité ou prétention, mais qui rime platement et pauvrement.

Ce tour de preciosité que nous lui reprochons ici, il le garda assez longtemps dans sa prose; il en abusa même dans ses Lettres du chevalier d'Her..... (1683) où, avec le désir d'imiter le badinage désinvolte de Voiture, il ne réussit qu'à faire la figure d'un galant suranné. Les Dialogues des morts sont de la même année, mais présentent une autre valeur. Il ne s'y donne plus pour unique tâche de compasser des phrases alambiquées sur l'amour; il y déploie, à propos des sujets les plus variés, les plus inattendus, une instruction solide et une raison hardie, qui contrastent heureusement avec la recherche souvent puérile et l'affectation de son style. Un point à noter, c'est que dans cette œuvre de jeunesse (il avait alors vingt-six ans), il se montre beaucoup plus pessimiste qu'il ne le sera dans la vieillesse : il y conclut en somme que tout est chimère et les grandes renommées et les grandes actions, et la vertu et les plaisirs, et la science et la philosophie il démolit tout pour ne laisser sur le trône que cette faculté décevante de l'imagination, la reine du monde, à son dire comme à celui de Pascal. Il professe que tout est fiction et illusion, et que la seule ressource pour n'être pas dupé, c'est d'être dupeur.

Nous le verrons plus tard se ranger à une philosophie moins désolante. Mais, à cette date, il cherche sa voie, il ne songe qu'à semer des doutes, à jeter des germes de polémique, à pousser sa pointe dans tous les sens. Il avait déjà donné au public les Égloques, les Lettres et les Dialogues quand il fut travesti par la Bruyère en Cydias, avec plus de malice que de vérité, car même à cette époque il y a plus qu'un bel esprit chez Fontenelle. Il l'avait certainement prouvé dès 1686, en faisant insérer dans le journal que Bayle rédigeait en Hollande, les Nouvelles de la République des Lettres, une prétendue Relation de l'Ile de Bornéo qui n'était qu'une allégorie transparente sur Rome et Genève, dési

gnées comme deux sœurs rivales sous les noms de Méro et Énégu. Méro était une magicienne tyrannique: elle exigeait que ses sujets vinssent lui déclarer leurs plus secrètes pensées et lui apporter tout leur argent. Elle forçait les gens à lui baiser les pieds, à adorer des os de mort, à en passer par ses plus ridicules caprices. Enfin ses sortilèges et ses fureurs soulevèrent un grand parti contre elle, et sa sœur, Énégu lui enleva la moitié de son royaume. L'allégorie était facile à saisir : elle fut comprise et fit grand bruit, non seulement en Hollande, mais en France. On en connut ou plutôt on en soupçonna l'auteur et on l'eût envoyé à la Bastille, s'il n'eût détourné l'orage en faisant de mauvais vers à la louange de la Révocation.

Désormais Fontenelle sera plus circonspect mais il n'en sera pas plus dévot. Aussi bien ne s'y trompait-on pas dans son entourage, et sa mère lui disait-elle souvent de sa voix douce : « mon fils, vous vous damnerez. » La damnation ne l'inquiétait pas autrement, mais la persécution ne lui allait pas le moins du monde, et il se mit en devoir d'y échapper. Il laissa de côté les sujets dangereux ou compromettants, et s'attacha désormais à vulgariser la science dans des ouvrages d'un ton agréable et d'une clarté lumineuse. Avant d'aborder ces écrits dont il tient le meilleur de sa gloire, il faut entrer dans quelques détails sur son 'caractère et sur sa vie.

On a prétendu qu'il était tout esprit et qu'il n'avait ni cœur ni sensibilité. Mme de Tencin, une connaisseuse en matière de sentiment, lui reprochait d'avoir du cerveau dans la poitrine comme dans la tête, et ce mot piquant a été pris pour parole d'Évangile. Grimm n'a pas manqué d'y ajouter foi et de l'appuyer de quelques anecdotes topiques, dont la plus connue est celle des asperges. Fontenelle avait invité l'abbé Terrasson à venir partager avec lui la première botte d'asperges qu'il eût pu se procurer de la saison. Ils raffolaient également de ce mets, mais le mangeaient à une sauce différente, l'un au beurre, l'autre à l'huile. Au moment de se mettre à table, l'amphitryon apprend que son convive vient de tomber en apoplexie. Aussitôt, sans s'attarder à le plaindre, il se prẻcipite à la cuisine en criant, « toutes à l'huile! toutes à l'huile! » et il dévore ses asperges avant de demander d'autres nouvelles du malheureux abbé. Cette anecdote est bien invraisemblable.

La férocité de gourmandise et d'égoïsme qu'elle prétend démontrer se trouve démentie par les détails qui accompagnent le fait principal. Fontenelle aurait eu, dans ce cas, une passion, celle des asperges, et on sait qu'il n'a jamais eu de passion d'aucune sorte; il aurait crié, il aurait couru, et cela est inadmissible de la part d'un homme qui n'avait jamais ri ni pleurẻ, ou, pour employer son mot, qui n'avait jamais fait ni hi! hi! ni ah! ah!

L'historiette ne mérite donc aucune créance, et je persiste, pour ma part, à retrancher beaucoup de l'appréciation qui fait de Fontenelle un égoïste et un insensible. Qu'il ait de bonne heure jugé le milieu où il devait vivre, qu'il se soit arrangé pour y mener l'existence la plus confortable, que la première condition de cette existence lui ait paru l'indifférence aux personnes, cela est bien possible, mais de là à soutenir qu'il était incapable d'un sentiment affectueux, il y a quelque distance. Quoiqu'on en dise, il a eu des amis auxquels il est resté fidèle du premier au dernier jour, l'abbé de Saint-Pierre, Varignon, Vertot, et ce Brunel dont la mort l'a certainement affecté. Quand il disait, non sans plaisanterie: «il y a quatre-vingts ans quej'ai relégué le sentiment dans l'églogue », il parlait sans doute de l'amour qui ne l'avait jamais beaucoup tenté, mais non de l'amitié. Il a eu, même dans l'extrême vieillesse, des paroles de sensibilité, témoin celles qu'il adressait à quatre-vingt-cinq ans à ses confrères de l'Académie : << il m'est permis d'avoir pour vous une sorte d'amour paternel, pareil cependant à celui d'un père qui se verrait des enfants fort élevés au-dessus de lui et qui n'aurait guère d'autre gloire que celle qu'il tirerait d'eux. » D'où l'on peut conclure, je crois, que s'il n'était pas trop expansif, il n'était pas non plus l'être sans entrailles que l'on a dit.

Ajoutons qu'il a fait honneur aux lettres par la dignité de sa conduite. Dans ce grand monde qu'il fréquentait, chez la duchesse du Maine, au Palais-Royal et ailleurs, il sut se faire bien venir et se faire respecter, sans s'exposer à des familiarités dangereuses pour la considération. On lui a reproché d'avoir loué, voire même d'avoir flatté le cardinal Dubois, auquel il a été en effet trop complaisant; mais il a continué à parler de Dubois mort comme il faisait de Dubois vivant, ce qui prouve que dans sa pensée l'éloge n'avait rien d'une flatterie. Quand l'Académie vota

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