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matériaux cherchés et recueillis par lui-même. Sans être curieux comme un Froissart, il ne laissait pas d'aller aux renseignements. Plus d'une fois il lui arriva en voyage de se détourner de sa route pour interroger les témoins de tel ou tel fait. Il entretint des correspondances avec les héritiers des grands capitaines, il fit appel aux souvenirs des soldats de la Réforme et à ceux des Églises. Une fois en possession des documents qui lui permettaient de contrôler et de compléter l'œuvre de ses devanciers, il composa son Histoire qui raconte les événements, de la naissance de Henri IV à l'Édit de Nantes, en trois tomes in-folio, successivement parus en 1616, 1618, 1620.

En vertu d'un plan invariable, chaque tome comprend cinq livres. Chaque livre se termine par un traité de paix ou, à tout le moins, par quelque édit ou trêve qui en tient lieu; et ses derniers chapitres sont inévitablement consacrés aux affaires extėrieures de l'Orient, du Midi, de l'Occident, du Septentrion; c'est un ordre immuable

D'Aubigné, par une prétention qui a été renouvelée au commencement de ce siècle, affecte d'exposer et de raconter sans juger, et de laisser parler les événements. A vrai dire, ils ne parlent que trop et dans son sens. Son enthousiasme huguenot déborde sans cesse : réservé sur ses propres prouesses (il ne parle de lui qu'à la troisième personne), il ne tarit pas sur celles de ses compagnons et de son chef, Henri de Navarre. Il pousse l'esprit de parti jusqu'à préférer visiblement la guerre civile ȧ la paix publique, et il ne fait plus aucun cas d'Henri IV aprės son abjuration.

Il serait superflu, dans ces conditions, de s'attendre à trouver d'Aubigné impartial; ce qui ne veut pas dire qu'il n'a pas essayẻ de l'être. Loin de là. Ses efforts en ce sens sont trop bien constatés pour qu'on ne lui en tienne pas compte. Il a su s'élever plus d'une fois à la dignité de l'histoire. Malgré ses habitudes satiriques, il ne descend pas trop souvent aux détails d'alcôve, et il s'excuse de les donner quand ils sont indispensables. Il rencontre, chemin faisant, des traits d'appréciation rapide dont ses successeurs, et notamment Mézeray, ont tiré parti. Il a de belles narrations, et quelques-unes mème classiques, telles la Résolution de Coligny, les Scènes de Saint-Cloud, la Conspi

ration de Biron; mais il se noie dans ses récits de bataille. Si ses discours, imités des anciens, ne sont pas toujours très vraisemblables, ils sont dignes de l'homme éloquent qui avait une réputation d'orateur dans son parti. Enfin les portraits abondent chez lui, enlevés de verve, non sans ressemblance, et assez nombreux pour former une vraie galerie.

Mémoires. A côté de cette histoire monumentale, se placent les Mémoires dont il fut fait seulement deux copies et qui ne furent publiées qu'en 1729. Ils vont de la naissance de l'auteur à l'année même où ils ont été rédigės (1628). Agrippa était alors dans une vieillesse avancée, aux portes du tombeau. Mais il n'avait rien perdu de sa verdeur et de sa gaillardise. Pour un peu l'on croirait qu'il avait rajeuni.

Il se propose de donner une dernière leçon à ses enfants et il leur expose sa propre conduite, comme un modèle à suivre, non sans avouer parfois ses imperfections et s'en glorifier au besoin. Bien qu'il parle à la troisième personne, il se montre d'un bout à l'autre sous les traits d'un grand-père, plus indulgent encore que grondeur.

Les jugements qu'il émet ne sont pas toujours conformes å ceux de sa grande histoire. On a profité de cette contradiction pour lui faire son procès et le comparer au médisant Procope. On a vu dans la rigueur de ses dernières appréciations un partipris de dénigrement; on lui a reproché d'être un calomniateur inconscient, un esprit passionné, exalté jusqu'à l'illuminisme, impitoyable non seulement pour le catholicisme mais pour sa patrie. Ce sont lå de bien gros mots. Après tout, les divergences et les changements d'opinion s'expliquent par la différence même des œuvres. L'Histoire, naturellement destinée au public, était tenue à une certaine réserve et à quelque modération dans le ton. Les Mémoires, au contraire, étaient purement confidentiels, et l'on sait que l'on ne parle pas toujours de la même façon aux siens et au public.

Il faut cependant convenir qu'Henri IV est un peu trop maltraité dans le dernier écrit de son vieux compagnon. L'intérêt n'y perd rien on croirait lire un roman de cape et d'épée. On y trouve, en effet, avec un récit peu bienveillant du règne des deux premiers Bourbons et le tableau de la cour et des camps sous les

derniers Valois, le récit des mille aventures qui varièrent et éprouvèrent l'existence errante de d'Aubigné.

Sainte-Beuve a dit que notre auteur aurait eu peu à faire pour être un grand écrivain en prose, et qu'il l'eût été naturellement en des temps plus réglés. Le jugement est vrai, et il faut s'y tenir. Il y avait dans d'Aubigné au moins l'étoffe d'un Saint-Simon. Son style a de la naïveté, de la fermeté, de la couleur, du pittoresque, mais la netteté et la correction lui font trop souvent défaut. Tel quel, il n'en reste pas moins une des physionomies les plus curieuses comme l'un des plus abordables écrivains de cette période de transition qui ouvre le xviie siècle.

La Prose (fin).

CHAPITRE III

Les quatre ouvrages caractéristiques du temps: 1o la Sagesse; 2 l'Introduction à la vie dévote; 3° le Théâtre d'Agriculture; 4o l'Astrée.

Nous finissons notre revue de la prose par l'examen de quatre ouvrages qui nous semblent emprunter une importance spéciale sinon à leur valeur intrinsèque, au moins aux indications qu'ils donnent sur l'état des esprits et des imaginations.

C'est d'abord au point de vue des croyances religieuses l'Introduction et la Sagesse qui se font en quelque sorte pendant aux deux pôles opposés de la pensée, l'une personnifiant la dévotion, l'autre l'indifférence à la foi.

1° Charron (1541-1603). Fils d'un libraire de Paris qui eut quelque vingt-cinq enfants, Charron fit de bonnes études et entra d'abord au barreau. Parleur facile et agréable, il y aurait réussi s'il ne s'était rebuté de l'aridité du droit. Il trouva un meilleur emploi de ses qualités dans la prédication et obtint les plus grands succès à Paris et en province. Il gagna de la sorte la confiance de plusieurs évêques qui lui offrirent à l'envi canonicats, théologales, lettres de grand vicaire. Il accepta d'enseigner la théologie à Bazas, d'où il fit de fréquents voyages à Bordeaux pour voir Montaigne, son auteur préféré. Il devint son ami, son disciple confident et eut même part à son héritage. Après avoir publié à Bordeaux son livre de la Sagesse, il rentra à Paris, où il se préparait à en donner une nouvelle édition quand il fut emporté par une attaque d'apoplexie.

On a de Charron des ouvrages religieux et philosophiques absolument contradictoires :

D'un côté, le Traité des trois vérités, où il prétend démontrer l'existence de Dieu, la supériorité du Christianisme sur les autres religions, la supériorité du Catholicisme sur les différentes sectes

chrétiennes et les Seize discours chrétiens sur Dieu, la Création, la Rédemption, l'Eucharistie.

De l'autre côté, ce livre de la Sagesse où il nie la révélation. On a donné diverses explications de ce mélange d'orthodoxie et d'incrédulité dans le même personnage. Selon Bayle l'orthodoxie ne serait là que pour la forme, pour déguiser un scepticisme que l'auteur n'aurait osé avouer que dans son dernier ouvrage. Ce scepticisme, d'ailleurs, se révélerait à chaque instant dans l'argumentation où les objections au dogme seraient posées dans toute leur force, tandis que les réfutations, annoncées à grand bruit, seraient au contraire affaiblies et manquées à dessein. Le procédé a été employé plus d'une fois, par Bayle luimême, et plus tard par les Encyclopédistes; mais je ne crois pas que Charron l'ait adopté. A mon avis, il n'y entendait pas malice et il y allait bonnement. Son principe, hautement proclamé, était que la religion, inutile aux gens éclairés, est nécessaire au peuple pour le contenir et aussi pour le consoler de ses misères de là, sa conduite. Philosophe et prêtre, il se charge de donner l'ensei- ; gnement moral à la fois aux habiles et aux ignorants, et il a une doctrine spéciale à l'usage des uns et des autres. C'est, pour l'élite, un enseignement ésotérique où il exprime ses pensées de derrière la tête; pour la foule, un enseignement exotérique, conforme à la tradition, et joignant, au besoin, à l'explication de la morale la défense du dogme contre les protestants. Les Trois vérités et les Discours répondent à ce second but; la Sagesse vise au premier. Ainsi se résout la contradiction, sans dommage pour le caractère de notre auteur qui échappe au reproche, toujours désagréable, de duplicitė.

La Sagesse parut en 1601 avec le plus grand succès. Il y eut bien des protestations de la Sorbonne, mais, quoiqu'en dise Voltaire, rien qui ressemble à une persécution. La Rochemaillet, avocat en parlement et exécuteur testamentaire de l'auteur, put en donner à Paris une édition nouvelle, 1604, moyennant quelques corrections; et trois ans plus tard, parut une réimpression pure et simple du texte primitif. Ce fait suffit à attester et la faveur du public et la connivence ou la tolérance du pouvoir. On sait d'ailleurs que le président Jeannin, ministre de Henri IV, déclara que cet ouvrage, étant au-dessus de la portée du vul

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