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CHAPITRE V

PROSATEURS MONDAINS.

La Lettre et le Roman.

Notre revue de la prose mondaine dans la première partie du règne de Louis XIV se réduit à deux genres et à deux auteurs, sans plus. Les autres écrivains que l'on a coutume d'attribuer à cette période ont trouvé ou trouveront leur place, soit sous la Fronde, comme Retz et la Rochefoucauld, soit dans l'étude spéciale que nous allons consacrer au clergé. Il ne faut donc pas s'étonner de n'avoir affaire ici qu'à la Lettre représentée par Mme de Sévigné, et au Roman, par Mme de Lafayette.

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1o La Lettre Mme de Sévigné (1626-1694). La littérature épistolaire, si fort en honneur dans la première partie du siècle, comme nous l'a prouvé le succès de Balzac et de Voiture, ne perdit rien de sa vogue et continua ses progrès, de manière à devenir plus intéressante et surtout plus naturelle. Elle passa à peu prés par les mêmes épreuves et suivit la même marche que la conversation. De même que celle-ci délia et assouplit les langues, les habitua à l'improvisation et finit par substituer le bien dire élégant et simple au parler cérémonieux, prétentieux, forcé des précieuses; de même les plumes mondaines apprirent à courir sur le papier, spirituelles et raisonnables à la fois, et la rhétorique de Balzac comme le badinage de Voiture cédèrent la place à l'aisance exquise de Mme de Sévigné. C'est à une femme qu'il était réservé d'amener le genre à sa perfection, Cela n'a rien de sur

prenant, les femmes étant le centre de la société polie et excellant à tout ce que réclament les habitudes sociales, correspondance aussi bien que conversation. Il n'y a guère que Voltaire, chez nous, dont les lettres soient plus intéressantes que celles de Mme de Sévigné; encore cette supériorité doit-elle tenir principalement à la nature des sujets traités, car le talent de Mme de Sévigné ne semble inférieur à aucun.

Marie de Rabutin-Chantal, orpheline de bonne heure, fut élevée par son oncle maternel, l'abbé de Coulanges, et reçut, sous la direction de Chapelain et de Ménage, une éducation solide où le latin trouva sa place à côté des langues modernes. Mariée toute jeune à un gentilhomme breton, elle en eut deux enfants. Restée veuve avec une fortune compromise, n'ayant d'ailleurs aucun sujet de regretter son mari, joueur, débauché, duelliste et dont un coup d'épée intelligent la débarrassa avant qu'il eût fait d'irréparables sottises, elle se voua résolument à ses devoirs de mère et ne s'en laissa détourner par rien. Il n'eût tenu qu'à elle de contracter un nouveau mariage. Apparentée aux meilleures familles de Bourgogne et de Bretagne, petite fille d'une Sainte (c'était alors un avantage qui comptait), bien traitée de la nature au physique et au moral, elle fut recherchée par des hommes du premier mérite, mais n'en voulut écouter aucun. Elle fréquenta la cour et les belles sociétés, sans prêter à la médisance, et sut rester l'amie de tous ses amoureux. Seul, son cousin Bussy pour se venger d'une double déconvenue, galante et pécuniaire, essaya de la noircir dans un portrait satirique. Il en fut pour ses frais de malignité. Un moment toutefois on put croire que la réputation de Mme de Sévigné allait subir une rude atteinte. On trouva quelques billets d'elle dans la cassette d'argent où le trop galant Fouquet enfermait sa correspondance amoureuse. Heureusement il se rencontra des témoins dignes de foi, au nombre desquels Chapelain, pour attester que c'étaient billets d'affaires et non billets d'amour, et le public ne fit pas expier à celle qui les avait écrits le tort d'avoir inspiré au surintendant une passion assez forte pour lui faire conserver, comme reliques, d'indiffėrents papiers.

Aussi bien Mme de Sévigné avait quelque chose qui la défendait de ses propres entraînements et des séductions d'autrui.

Elle était sous l'empire d'un sentiment puissant qui domina dės le premier jour dans son cœur et fit jusqu'au bout le charme et le tourment de sa vie, je veux dire l'amour maternel. De ses deux enfants, elle en aimait un, sa fille, jusqu'à l'oubli de tout le reste. Le fils fut négligé et cela n'a rien que de naturel n'entendez pas juste - la passion étant exclusive et n'admettant pas le partage.

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Ce fut donc sur sa fille qu'elle concentra toutes ses facultés affectives elle en fit sa déesse, son idole et ne vécut, on peut le dire, que pour elle, pour ses plaisirs et ses intérêts. Il convient. d'ajouter que, comme il arrive invariablement en pareil cas, elle fut mal payée de ses peines. Cette enfant tant choyée fut une très belle personne, mais froide et dédaigneuse, avec de l'esprit et du savoir, mais sans beaucoup de cœur, et qui inspira communément aux autres le contraire de l'affection que lui prodiguait l'aveuglement maternel. Elle fut difficile à marier. Son cousin Bussy la disait « un morceau du roi » et aurait voulu faire d'elle la rivale de la Vallière. Il en fut pour ses intentions déshonnêtes. Mais Sévigné, « de qui les attraits servaient aux grâces de modèle », Sévigné qui savait son Descartes sur le bout du doigt et qui en eût remontré à un théologien, Sévigné resta dix ans la plus belle fille de France et attendit un mari jusqu'en 1672. Elle épousa alors le comte de Grignan, déjà veuf de deux femmes et par conséquent âgé, d'ailleurs laid à plaisir, mal accommodé dans ses affaires et dont tout le mérite était la grande situation qu'il occupait en province. Longtemps lieutenant-général en Languedoc, il était désigné pour passer bientôt avec la même qualité en Provence où il ferait constamment les fonctions du gouverneur, celui-ci n'étant nommé qu'ad honores.

Ce mariage ne fut ni heureux ni malheureux au point de vue des deux principaux intéressés. Aussi prodigues l'un que l'autre, ils menèrent grand train, jouérent gros jeu, s'endettèrent à plaisir, si bien qu'il fallut parier de mettre les filles au couvent (sur quatre deux seulement consentirent) et marier le fils à une riche héritière de la finance pour redorer son blason, ou pour fumer ses terres, comme le disait insolemment Mme de Grignan. Le principal événement de leur vie commune fut le procés intenté aux Grignan par un soi-disant héritier direct de la famille dont ils.

n'étaient eux-mêmes les héritiers que par substitution, étant Adhemar de nom et d'armes. Ce procès fut long à soutenir et laborieux à gagner; d'ailleurs il y allait de tout, du nom et des biens. Mme de Grignan dut se rendre à Paris pour solliciter; elle y resta près de deux ans, et, paraît-il, s'y brouilla un peu avec Mme de Sévigné, chez qui vers la fin elle n'habitait plus. Il va sans dire que la brouille ne dura pas, la mère ayant fait au plus tôt les avances et les soumissions nécessaires pour y mettre fin. Si de la fille nous passons au fils, nous voyons celui-ci, quoique négligé et relégué au second plan, remplir au contraire ses devoirs filiaux de son mieux. Il put donner au début quelque inquiétude par ses fredaines, ou plutôt par sa tendance à être la dupe de ses maîtresses et de ses compagnons de plaisir. Mais cela ne dura pas. Il se maria avantageusement et vécut en Bretagne, où, pour se garder de l'ennui, il se livra à l'étude des poètes anciens et particulièrement d'Horace. Il eut constamment pour sa mère les sentiments les plus affectueux et la plus tendre déférence, sans jamais réussir à se faire prendre au sérieux par elle et à obtenir dans son cœur toute la place à laquelle il avait droit.

Telle est l'histoire des enfants de Mme de Sévigné et par conséquent, de Mme de Sévigné elle-même. Sa vie, en effet, ne prėsente pas d'incidents qui lui soient personnels. Avant le mariage de sa fille, uniquement occupée de l'enrichir et de la produire, elle passe l'hiver à Paris à voir la belle société; elle fait l'été des voyages d'économie à la campagne, devenant bourguignonne ou bretonne pour des mois entiers. Sa fille mariée, elle ajouta à ses itinéraires celui de Provence où elle se rendit souvent. Vers la fin elle s'y fixa et mourut à Grignan en 1694.

C'est le mariage de sa fille qui a fait, par contre-coup, la répu tation littéraire de Mme de Sévigné. Cette séparation qui lui coûta tant de larmes l'induisit à entreprendre cette correspondance où elle a mis tout son esprit et tout son cœur et qui lui a valu l'immortalité. Sans doute elle a d'autres correspon dants affectueuse et répandue, elle ne se refuse pas à entretenir un commerce de lettres avec ceux qui lui plaisent, ou même, avec ceux à qui cela plaît; et c'est ainsi qu'elle écrit fréquemment á Bussy, à Pomponne, à Moulceau, à La Mousse, à d'Hacqueville, à Corbinelli, à Guitaut, à M. et Mme de Chaulnes, aux Cou

langes mari et femme, à l'abbé de Coulanges, le bien bon; mais sa fille est sa vraie correspondante. Leur séparation, tout compte fait, ne dure que sept ans sur les vingt-quatre qui s'écoulent du mariage de l'une à la mort de l'autre. Mais pendant ces sept années il ne se passe pas un jour, ou pour mieux dire, une heure où elle ne soit hantée de la pensée de son idole. Elle lui écrit à chaque courrier et elle ne se pardonnerait pas d'en laisser partir un sans envoyer en Provence l'affirmation, cent fois répétée, et, chose étonnante, répétée sans ennui, de son amour maternel. Il faut insister sur ce point. Les tendresses de Mme de Sévigné à sa fille n'ont rien de monotone; une imagination inépuisable sait en renouveler et en varier l'expression. On prendrait facilement son parti de quelque défaut de ce genre, étant donné qu'il y a autre chose dans ces lettres : nouvelles de la cour et de la ville, incidents de la politique et de la littérature; mais l'on n'a même pas à faire cette concession, et la satisfaction n'est pas plus vive à lire le reste que les endroits où le sentiment domine.

Le mérite supérieur de Mme de Sévigné est un naturel parfait. Elle s'abandonne au plaisir d'écrire, comme, dans une société de son goût, elle devait s'abandonner au plaisir de causer, sans précaution et sans prétention, sans désir de briller et sans peur de se compromettre, sûre de ne jamais dire de sottises, de n'être jamais ni ridicule ni indiscrète. Elle était venue à ce moment heureux où la belle société recueillait le fruit des efforts qu'elle avait dû faire pour s'organiser, se discipliner, s'affiner et se polir. Les générations nouvelles bénéficiaient, par droit d'héritage, de cet art péniblement créé par Balzac, Voiture, Vaugelas et les habitués de l'hôtel de Rambouillet. Mais elles éliminaient peu à peu de l'héritage tout ce qui n'était pas vraiment bon: elles mettaient leur honneur à dire sans apprêt, avec justesse, avec esprit, des choses intéressantes, aussi bien sur le ton plaisant que sur le sérieux. Nul ne réussit mieux à ce métier délicat que Mme de Sévigné. Elle fit passer de la conversation dans la correspondance le don de plaire qu'elle tenait de nature et qu'elle avait développé par l'éducation, et il n'en a pas fallu davantage pour faire d'elle un grand écrivain.

On conteste quelquefois le naturel spontané de ses lettres; on dit qu'elle les savait destinées à passer de main en main, et que

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