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chement inévitable, fait ressortir et valoir d'autant le naturel qui éclate dans les lettres de Mme de Sévigné.

Son Histoire amoureuse, qu'il aurait mieux fait d'appeler galante, car l'amour n'y est de rien et c'est une fatuité de débauché qui se déguise sous ce nom, dépasse en intérêt ses autres écrits, sans le rendre lui-même plus sympathique. Il y paraît manifestement malicieux, médisant, malveillant et au besoin cruel. Il fait penser à ces « méchants » du xvIIIe siècle, les Forcalquier, les Stainville et autres, dont Gresset a mis à la scène le portrait trop affaibli, véritables pestes dans leur monde, et qui pourraient se réclamer de lui comme de leur vrai précurseur.

Son livre est souvent inexact dans le détail, mais l'impression qu'il laisse est juste autant qu'instructive. C'est un document utile qui nous empêche de concevoir trop d'illusions sur la belle société du temps et corrige ce qu'il y a d'excessif et de trompeur dans les peintures romancées de Mlle de Scudéry ou dans les fastidieux panegyriques de Cousin.

Il est d'ailleurs mal composé. Les historiettes galantes s'y suivent sans ordre et sans art. A chaque nom qui se rencontre sous sa plume, il interrompt le récit commencé pour vider son sac à malices. Il fait d'abord le portrait de son patient, gravant chaque trait d'une pointe acérée et mordante. Puis viennent les anecdotes entrecoupées de billets galants et de petits vers mesquins et étriqués, lointaine imitation de ce Pétrone qu'il a lui aussi pris pour modèle. Il nous peint ainsi au vif l'existence des gens du bel air. Nous savons, grâce à lui, qu'un seigneur de quelque importance faisait deux parts de son temps. Il passait la belle saison à l'armée en quête d'occasions et de coups de mains. Puis l'hiver survenant, il rentrait à Paris faire sa cour aux dames. Toute réputation d'honnête homme, comme on disait alors, était à ce prix, et celui-là passait pour le plus honnête qui savait plaire à la plus belle. C'était donc une émulation de galanterie. Au débotté, chaque guerrier jetait son dévolu sur une personne qu'il jugeait capable de lui faire honneur et se hâtait de « s'embarquer» avec elle. Comme la vanité avait plus de part que le cœur à l'affaire et qu'il y avait grande concurrence, « les embarquements » ne duraient guère que la saison. L'important était de rompre à propos et de ne pas se laisser devancer par la belle.

Un amant abandonné passait pour ridicule : s'il abandonnait luimême, il n'en était que plus estimė. Voilà les mœurs dont Bussy nous fait le véridique tableau; et, si l'on était tenté de contester son témoignage, celui de Tallemant de Réaux surviendrait aussitôt pour le confirmer et le certifier.

Tallemant des Réaux (1619-1692).- Celui-ci n'est pas un gentilhomme; c'est un bourgeois goguenard que sa fortune et sa belle humeur ont fait admettre dans le grand monde. Il y tient sa place sans forfanterie comme sans bassesse. Le plaisir d'être en si belle compagnie ne le grise pas; il sait apprécier les gens à leur valeur et les traiter comme ils méritent. Naturellement curieux et observateur, mais sans aucune prétention de moraliste, il fait provision d'anecdotes, pour en égayer ses intimes. Ceux-ci les lui font dire et redire et l'engagent à les coucher par écrit. Il cède à leurs instances, se met à l'oeuvre, y prend goût et remplit cahiers sur cahiers d'historiettes curieuses, expressives, éclairant d'une vive lumière les recoins de la vie mondaine, telle qu'on la vivait alors. Son recueil est resté manuscrit jusqu'au milieu de notre siècle. On l'a publié, sans beaucoup de soin, en dix volumes.

Fils d'un riche financier, frère du « sec traducteur du français d'Amyot », Tallemant grandit dans un milieu plantureux et jovial. Il eut son petit accès de romanesque à la saison des primes amours, mais «< sa chevalerie » ne tint pas longtemps. Le bon sens de sa race, relevé chez lui de gaieté malicieuse, prit aussitôt le dessus. Il n'était pas de l'étoffe dont on fait les dupes. Il devint vite l'aimable compagnon que nous avons dit, et le resta jusqu'au bout.

Il eut un intérêt dans une entreprise de finances, se maria dans son monde, acheta en Touraine la terre des Réaux dont il prit le nom, fit aux préjugés du temps, et peut-être à quelque velléité ambitieuse bientôt dissipée, le sacrifice d'abjurer le protestantisme, et, pour le reste, se tint en joie, aimant la société et s'y faisant aimer, ayant toutefois un coin de préférence pour les gens d'esprit sincères et indépendants, tels que d'Ablancourt et Patru. C'est une bonne note pour ce richard d'avoir été l'intime de gens de lettres sans argent et absolument désintéressés. Il poussa l'affection jusqu'à écrire en vers l'épitaphe de Patru: elle est d'ailleurs

détestable, mais le sentiment qui l'a inspirée n'en fait pas moins honneur à Tallemant.

Il avait écrit, ou projeté d'écrire, des mémoires sur la régence d'Anne d'Autriche on n'en a rien retrouvé. Il nous reste ses historiettes et c'est une assez riche moisson pour qu'on s'en contente. Aussi bien, sans lui, la première moitié du xvir siècle seraitelle incomplète. Ce curieux, cet indiscret, est venu fort à propos pour nous peindre au vif la société parisienne sous le ministère de Mazarin. Il nous en donne l'image la plus copieuse et la plus nette, dans une langue pleine de sève, d'une forte et pittoresque familiarité. Il a, quoique médisant, le mérite de l'exactitude, au moins pour ce qu'il a vu de ses propres yeux. Lorsqu'il rapporte les on-dit, il lui arrive de forcer la note; mais les choses dont il a été le témoin, il les reproduit au naturel, sans enjolivements ni sous-entendus, préférant d'ailleurs les drôleries aux traits plus sérieux. Son genre n'est pas des plus relevés, mais il y est excellent, ou, comme on l'a dit, impayable.

Ici s'arrête l'histoire de la partie des lettres françaises qui, sinon par la date au moins par la tendance, se rapporte à la Fronde. Nous sortons de cette période où les esprits jouirent d'une liberté relative, pour entrer dans une autre où domine la règle nous abordons le règne personnel de Louis XIV.

LIVRE QUATRIÈME

La littérature mondaine sous Louis XIV, de 1661 à 1685.
La poésie sous toutes ses formes, la Lettre, le Roman.

CHAPITRE PREMIER

LOUIS XIV ET BOILEAU.

1o Louis XIV incarnation de son temps: son portrait. 2o Protection accordée aux lettres les pensions, l'Académie. L'art en progrès à défaut de la pensée. Perfection de la langue et du style sous l'influence de la cour. Belle période de vingt-cinq ans suivie de décadence après la Révocation. 3o Les œuvres dites de Louis XIV. 4o Revue de la littérature mondaine dans la première partie du règne Boileau indispensable instrument du progrès poétique accompli sous Louis XIV. · Son action comme critique et « législateur du Parnasse ». œuvre de poète.

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Son

1° Louis XIV. — On reproche, non sans raison, à Voltaire d'avoir appelé le xvIIe siècle tout entier, siècle de Louis XIV, comme si l'influence de ce prince s'était étendue même aux soixante années qui ont précédé son règne personnel. Il y a cependant un moyen de rendre la formule acceptable, c'est de dire qu'au lieu d'avoir fait et façonné le siècle, Louis XIV a été fait et façonné par lui, qu'il en est le produit le plus caractéristique, la vivante incarnation. Ainsi interprétée, elle n'a plus rien de choquant, elle est plutôt exacte. Certes Louis XIV est inférieur par le talent à la plupart de ses illustres contemporains, et bien

qu'il lui soit arrivé d'écrire en pensant à lui-même : « Qui dit un grand roi, dit presque tous les talents ensemble de ses plus excellents sujets », ce n'est pas la variété de ses aptitudes qui a fait sa gloire. Il n'apporte à la guerre que des intentions et des prétentions, sans rien qui rappelle, même de très loin, la fougue géniale de Condé ou la science de Turenne. En politique, il ne réussit finalement qu'à gâter l'œuvre de Richelieu. En administration, sitôt que Colbert et Louvois lui manquent, la décadence est visible. Enfin, par la force ou la hauteur de la pensée, il reste bien au-dessous des littérateurs et des artistes. de son temps. Par l'esprit, il n'est qu'au second rang, et encore! Mais le caractère le relève assez pour que son mérite paraisse égaler sa haute fortune: il laisse en définitive l'idée d'un homme qui a bien rempli sa place, parce qu'il est venu au bon moment, à l'heure où ses qualités pouvaient le mieux trouver leur emploi. On peut dire, en effet, qu'il résume en lui toutes les tendances chères à son temps et qu'il semble créé tout exprès pour les aider à s'affirmer, à se satisfaire.

Il est, dans un temps de tradition, l'homme de la double tradition religieuse et monarchique. Il n'a ni assez de culture ni assez de curiosité d'esprit pour se demander ce que valent au juste les principes qui fondent l'autorité du trône et de l'autel. Il les tient pour évidents, pour indiscutables, sans que l'ombre d'un doute vienne même obscurcir la sérénité de sa double foi.

Au milieu de gens qui ont le culte du bon sens, il a lui-même le bon sens le plus ferme et le plus sûr, dans la limite de ses préjugés et de ses préventions.

Il a encore, mais ici il semble montrer la voie à ses contemporains au lieu de les suivre, il a l'amour de l'ordre, de la justesse, de la mesure, le sentiment et le goût de la grandeur unie à la régularité.

Aussi, à peine touche-t-il à la jeunesse que la France, se reconnaissant en lui, s'admire naïvement dans ce bel exemplaire de son idéal. Il est arrivé un jour à Bossuet de dire, et il aurait pu s'en dispenser : « O rois, vous êtes des Dieux. » Sous le règne de Louis XIV, cette hyperbole est prise à la lettre et par le prince et par ses sujets. Ceux-ci poussent l'amour du maître jusqu'à la

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