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Seule, la chrétienne trouvait grâce à ses yeux. Après l'avoir ainsi mise à part des autres pour la beauté de sa morale, il l'examinait dans le dogme fondamental de la chute, où il se faisait fort de trouver l'explication des misères et des grandeurs de

L'homme, ce dieu tombé qui se souvient des cieux.

Après avoir ainsi établi les prémices de son apologie et favorablement disposé les cœurs en faveur du christianisme, il se proposait d'étudier successivement l'authenticité des livres saints, l'exactitude des prophéties envisagées, soit dans leur sens littéral, soit comme symboles et figures de l'avenir. Une fois les difficultés de l'Ancien Testament résolues, il passait au Nouveau et se répandait en effusions d'amour sur le Christ et le bienfait de sa mission terrestre. Il terminait, sans doute, en essayant de démontrer la nécessité présente d'une réforme, et en identifiant le jansėnisme, morale et dogme, avec la vraie doctrine de Jésus-Christ.

Cette apologie est restée à l'état de projet et il ne faut le regretter ni pour le christianisme qui n'y eût rien gagné, ni pour la gloire de Pascal dont tout le génie n'eût pas réussi à pallier l'insuffisance et à combler les lacunes de sa démonstration. J'imagine que son explication des prophéties eût fait piteuse mine devant les découvertes de l'exégèse, et que ses pensées sur les miracles, même s'il eût pu les orner de toutes les richesses du style, au lieu de les laisser à l'état brut où nous les voyons, ne produiraient guère de conviction dans nos esprits habitués au raisonnement et à l'observation scientifique. Même complète, l'apologie ne vaudrait que par ce qui constitue présentement les Pensées, je veux dire, par le tableau de la nature humaine. C'est à titre de moraliste et non d'apologiste que Pascal attirerait, comme aujourd'hui, l'attention.

Ses vues sur l'humanité peuvent se résumer d'un mot le pessimisme. Cette sombre, décourageante, stérile doctrine, dont on a fait si grand bruit de nos jours et dont on attribue volontiers la paternité à l'Allemand Schopenhauer, est vieille comme le monde; et elle a trouvé chez nous il y a deux siècles, en la personne de Pascal, le plus éloquent, mais non le plus original, de ses interprètes. C'est qu'en effet notre auteur n'a pas inventé ce qu'il a dit. Il a emprunté sinon à Hobbes, comme on

serait tenté de le croire, mais certainement à Montaigne, la plupart des arguments qu'il fait valoir contre l'humanité. Dans ce monstre de grandeur et de bassesse qu'il prétend être l'homme, il passe rapidement sur la grandeur. Il dit, en courant, qu'elle consiste dans la pensée, en quoi il ne se trompe pas, et il met tous ses soins à faire ressortir la bassesse.

Il dresse contre l'être humain un véritable réquisitoire, le montrant dupe de l'imagination et des sens, esclave de la coutume, également incapable de raison, de justice, de vérité. Il abuse des défectuosités de l'organisation sociale, des lacunes de la science pour nier, je ne dis pas la perfectibilité absolue, mais le progrès qu'en une meilleure époque de sa vie il avait cependant reconnu au moins dans le domaine scientifique. C'est une démolition, un écrasement de toutes les œuvres dont l'humanité est le plus justement fière, et où il ne voit, lui, que chimère, qu'illusion ridicule de notre mesquine vanité. Il accumule les ruines, et sur leur entassement il dresse la croix qui doit régner seule et sans partage, mais qui se trouvera ne régner que sur un désert.

Il n'y a rien, je le répète, de bien nouveau dans ces attaques contre la nature humaine; mais Pascal les a renouvelées au moins par le tour qu'il leur a donné. Là où Hobbes s'exprime avec la crudité et le sang-froid qu'on lui connaît, où Montaigne, douteur amusé, épanche d'une bouche souriante le flot non interrompu de ses objections, Pascal, pour exprimer les mêmes idées, adopte un autre ton. Avec lui plus d'indifférence, plus d'enjouement. Il prend au sérieux et au vif ce qu'il exprime; cette bassesse qu'il signale, il en gémit, il en pleure, il s'en indigne. Il est le premier à souffrir de la blessure qu'il fait à notre commun orgueil. Même sous la raillerie, lorsqu'il lui arrive de l'employer, on sent toujours l'amertume de la désillusion personnelle, on entend gronder la voix du désespoir que les promesses de la religion sont impuissantes à étouffer complètement.

Il y a une éloquence déchirante, venue des entrailles, dans cet anathème qu'au nom de Dieu il lance à la nature, dans cet asservissement où il tente de réduire, une fois pour toutes, la raison sous l'autorité.

Tout cela se fait admirer, quoi qu'on en ait, et l'on éprouve à la simple lecture le même plaisir d'admiration qu'à entendre tonner un grand orateur ou chanter un grand poète lyrique. Mais quand la voix s'est tue et que les prestiges se sont dissipés, la réflexion intervient et conclut que nous nous trouvons en face d'un système particulier, curieux ou attendrissant à étudier pour en mieux connaître l'auteur, mais sans application générale.

Pascal, en vrai lyrique qu'il est, a exprimé avec une passion incomparable ses sentiments personnels et fait saigner la plaie de son âme. Mais s'il peut être considéré à la rigueur comme l'interprète des décourages et des désespérés de la vie, il n'est pas, et nous lui refusons absolument ce titre, le peintre et encore moins le juge de l'humanité.

Génie puissant, mais incomplet et surtout mal équilibré, il s'est précipité avec une fougue irraisonnée tour à tour sur tous les domaines à la recherche de la vérité, et il l'a le plus souvent méconnue ou manquée. Son imagination vaste lui a fait concevoir des choses une idée irréalisable. Aussi, après avoir poussé hardiment sa pointe dans tous les sens, mais par dessus le vrai but à atteindre, est-il tombé dans un irrémédiable dégoût. Il a pris en haine sa raison, coupable à ses yeux d'avoir trahi ses promesses, et qui s'était seulement refusée à être l'instrument d'une surhumaine ambition; il s'est jeté, de désespoir, dans les arcanes du surnaturel.

Il n'a réussi qu'à être un prodige dans cette humanité dont il aurait pu être l'un des plus grands bienfaiteurs. Son œuvre comme mathématicien est restée incomplète, et par sa faute. S'il a rendu un important service à la conscience française par ses Provinciales, il a risqué d'induire ses semblables dans la plus cruelle erreur avec les songes de malade qui composent sa philosophie.

Qu'arriverait-il en effet si nous suivions à la lettre les idées de Pascal, si nous pratiquions sa doctrine? Ne serait-ce pas à brève échéance la désolation ou mieux la mort de l'humanité? Plus de travail, plus de noble ambition, plus d'élan vers la justice et la vérité, plus de culte de la beauté idéale. Renonçons à ce qui fait l'honneur et le charme de la vie; renonçons à la famille, å

l'amour, à l'amitié; rayons d'un trait de plume toutes les conquêtes de l'activité et de la raison sur la barbarie; crevons-nous les yeux, parce qu'en dépit de nos préventions ils pourraient voir la réalité éclatante et non interrompue du progrès. Renfermons-nous dans la contemplation morne de ce qui ne se laisse pas connaître. Vivons en inutiles, en égoïstes, contre le vœu de la nature et le cri même de la conscience.

La morale de Pascal, pour qui veut la prendre en son vrai sens, n'est pas la démonstration de l'égoïsme, elle en est la prédication.

Si l'on juge de l'arbre par ses fruits, et c'est après tout la vraie méthode, il n'y en a pas de plus fausse. Ayons donc le courage de la dénoncer dans ses erreurs funestes et ne nous laissons pas imposer par cette sorte de religion que nous professons pour nos gloires nationales.

Avant de quitter ces Pensées trop vantées, il faut dire un mot du style. Il diffère de celui des Provinciales, en ce qu'il est moins achevé et montre moins d'art. Le dernier coup de lime y manque; mais le génie de l'écrivain s'y révèle à chaque instant dans la forte justesse des expressions et dans la vérité des images.

On prend sur le vif et dans son premier jet la pensée du grand homme, et l'estime qu'on lui a accordée pour ses autres écrits n'en est pas, loin de là, diminuée. Pour tout dire, répétons avec Sainte-Beuve que Pascal, admirable écrivain quand il achève, est peut-être encore supérieur là où il fut interrompu.

CHAPITRE V

TÉMOINS ET JUGES DE LA FRONDE.

1o Les Maximes de la Rochefoucauld, ou l'humanité vue à travers la Fronde. - 2o Les mœurs politiques de la Fronde mises en lumière par Mme de Motteville et le cardinal de Retz. 3o Les dessous de la belle société pendant le ministère de Mazarin : Bussy-Rabutin et Tallemant des Réaux.

1° La Rochefoucauld (1613-1680).- De Pascal moraliste à la Rochefoucauld, que nous abordons maintenant, il n'y a qu'un pas et facile à franchir puisque nous restons dans le même ordre d'idées et que nous nous trouvons encore en face d'une peinture outrée et systématiquement dénigrante de l'humanitė.

Il y a toutefois cette différence, que nous entrons plus avant dans la Fronde. Port-Royal et Pascal ont dû à cette insurrection, nous le savons, la possibilité d'exprimer leurs idées; mais ils ne sont pas, sauf par l'indépendance d'esprit qui perce à travers et malgré leur doctrine, de véritables frondeurs. La politique ne les a jamais touchés profondément. Tout autre est le cas de la Rochefoucauld qui fut, lui, un frondeur déterminé, l'un des plus ambitieux comme aussi des plus maladroits et des plus maltraités de la fortune, l'un de ces grands seigneurs dont les prétentions n'eurent d'égales que l'incapacité et dont l'exemple révéla la nullité politique et l'incurable impuissance de la noblesse française.

Ce moraliste fut long à reconnaître sa vocation vraie. Il fallut les déceptions d'une vie aussi stérile qu'agitée pour l'engager dans la spéculation, dans l'étude de cette humanité dont la

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