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HISTOIRE

DE LA LITTÉRATURE FRANCAISE

AU XVII SIÈCLE

LIVRE PREMIER

Les lettres en France sous Henri IV et sous Marie de Médicis jusqu'au second et définitif ministère de Richelieu (15981624).

CHAPITRE Ier

10 Coup d'œil sur, la littérature du temps.

Influence personnelle du roi, de la

régente; influence de leur gouvernement. - 2o Considérations sur la prose et la poésie françaises. 3o Revue de la prose: Œuvres de Henri IV. - La chaire et le barreau; prosateurs du clergé et de la robe: Duperron, Pasquier, Duvair.

La période où nous entrons va de la promulgation de l'Édit de Nantes, 1598, au second et définitif ministère de Richelieu, 1624. Elle embrasse environ 26 années, pendant lesquelles l'action directe de la personne royale sur la littérature a été presque nulle. Sans doute Henri IV ne craignait pas de répéter que les lettres sont l'ornement d'un règne et la vraie gloire d'un prince. Sans doute Marie de Médicis, devenue régente, laissait espérer aux auteurs une protection qui était dans les traditions de sa propre famille. Mais, de part et d'autre, tout se réduisit, ou peu s'en faut, à des mots.

1° Influence de Henri IV et de Marie de Médicis. Qu'importe, en effet, que Henri IV ait réformé l'Université de Paris (c'était

avant tout une mesure de police); qu'il ait encouragé certains savants, parmi lesquels Casaubon; qu'il ait commandé des vers amoureux à Régnier et accueilli Malherbe à sa cour. C'est trop peu pour qu'on fasse de lui un Auguste ou un Périclès. On peut en dire autant de sa femme, en dépit des rares largesses qu'elle octroya ȧ de rares poètes dont le plus favorisé fut encore Malherbe. En réalité ni l'un ni l'autre n'aimait vraiment les lettres. Leur penchant les portait ailleurs.

L'architecture tenait le premier rang dans leurs préférences communes, témoin la galerie du Louvre et le Luxembourg. Le mari y joignait le goût des arts mécaniques et de l'industrie; la femme, celui de la peinture. L'un a eu la première idée d'un conservatoire des Arts et Métiers, qu'il eût établi dans sa propre demeure; l'autre a fait retracer son histoire par le pinceau de Rubens. Ils étaient d'ailleurs également incapables de lecture, trouvant à peine, de ci de là, un quart d'heure d'attention à donner aux ouvrages de l'esprit. On peut en conclure qu'ils n'ont exercé aucune influence personnelle sur les écrivains de leur temps. Mais s'ils n'ont pas eu d'action par eux-mêmes, ils n'ont pas laissé d'agir par leur gouvernement, chacun dans un sens différent et avec un efficacité inégale.

Le règne de Henri IV a été bienfaisant à tous les points de vue, même à celui qui nous occupe. Sans parler du calme et de la prospérité matérielle qu'il sut donner à la France, double condition favorable au développement de l'esprit, il nous rendit le service éminent de sauvegarder la dignité du caractère national. Il réussit à écarter de son gouvernement la faiblesse et la corruption inhérentes à celui des Valois. Il établit son autorité sans avoir recours aux pratiques sinistres, au machiavélisme, que les princes contemporains employaient à l'envi. L'assassinat politique lui fut toujours en horreur. Vingt fois menacé lui-même avant d'être frappé, il ne voulut jamais user de représailles. Habile, il le fut, mais sans cesser d'être honnête et sans vouloir employer, à de rares exceptions près, que des gens honnêtes ou réputés tels. Son administration fut morale dans la mesure du possible; elle ne connut pas les équivoques, les hypocrisies, les perfidies, les crimes familiers aux cours de Madrid, de Vienne et de Rome.

C'est déjà un beau titre à la reconnaissance. Henri IV en a accru la valeur par son esprit conciliant, par sa tolérance pour ainsi dire universelle, étendue non seulement aux religions. reconnues, mais même, et c'est un point å noter, à ce que nous appellerions aujourd'hui la libre-pensée. Henri IV n'est pas seulement le roi de Duperron et de Duplessis-Mornay, du catholique et du protestant; il est aussi celui de Charron, c'est-àdire du philosophe qui, dans un ouvrage célèbre, librement et largement répandu en dépit de quelques protestations bruyantes, soutenait que les religions révélées sont des inventions humaines, bonnes pour le petit peuple, et n'ayant droit, de la part des gens éclairés, qu'à un respect extérieur. Il semble que le prince, sous lequel cette doctrine a pu se produire impunément, était fait pour donner à son pays, si son règne se fût prolongé, un peu de cette indépendance que les Provinces-Unies connurent après la persécution des Remontrants, et l'Angleterre, au lendemain de la Révolution de 1688. On est fondé à voir en lui le roi rêvé, pressenti, appelé par notre Rabelais et par tous ceux qui, à l'exemple de ce libre esprit, comptaient sur le pouvoir royal pour émanciper la pensée et la préserver également des entreprises de Rome et de Genève. Grâce à lui, la tolérance eût fini par ne pas choquer la majorité de la nation; et, le pli une fois pris, c'étaient cent ans de gagnés pour la liberté. Ce résultat manqué mérite bien quelques regrets. Plusieurs s'en consolent en disant qu'un peu ou même beaucoup de contrainte était nécessaire dans notre intérêt bien entendu notre raison n'était pas assez formée, assez mûre pour qu'on la laissât marcher seule; elle avait besoin de se replier sur elle-même, de ramasser et de concentrer sa vigueur, de faire provision de forces il était bon qu'elle y fût obligée par la crainte de la Bastille, ou même de pis. Autant dire que la meilleure manière d'apprendre à quelqu'un la gymnastique, c'est de lui lier indéfiniment bras et jambes. En dépit de ce beau raisonnement, nous persistons à croire que l'esprit français n'eût rien perdu à être mis hors lisières un siècle plus tôt. Le fanatisme et l'esprit de parti en disposèrent autrement. Henri IV mourut, fort à propos pour le maintien de la prépondérance espagnole en Europe et de la domination intellectuelle de Rome sur notre pays.

En effet, Marie de Médicis ne fut qu'un instrument aux mains du ministère espagnol et du clergé romain. Sans entrer dans le détail de sa politique anti-nationale et des faiblesses criminelles de son gouvernement, on ne peut pas ne pas se rappeler qu'à peine investie du pouvoir, elle afficha sa préférence pour les catholiques, au risque de pousser les protestants à la révolte; qu'elle voulut imposer à la France, malgré les États et le Parlement, les canons disciplinaires du Concile de Trente; qu'elle prêta l'oreille aux dénonciations des Garasse et des Mersenne, si bien qu'on vit en peu d'années les sectateurs de Charron menacés et réduits à dissimuler, Théophile persécuté, Vanini brûlé vif. Désormais, le sort en est jeté. La pensée, qui, avec Henri IV, a pu espérer de se mouvoir librement, à la faveur de quelques précautions, retombe et pour longtemps sous le joug. Il ne reste au XVIIe siècle que la ressource d'être un siècle littéraire il ne sera pas un siècle philosophique.

2° Coup d'œil d'ensemble sur la prose et la poésie françaises. - Il ne faut donc pas s'attendre à trouver, même dans cette première période, beaucoup d'idées nouvelles et hardies. Elle n'est pas mieux partagée sous ce rapport que les périodes suivantes, et elle a, de moins qu'elles, la beauté littéraire. Les écrivains du siècle naissant ne sortent guère du commun et leurs chefs ne s'élèvent pas bien haut, soit en poésie, soit en prose. Ce dernier genre y est même, contre son habitude, en retard sur l'autre. Il reste fidèle aux errements du xvre siècle, tandis que la poésie cherche à se rajeunir, à se renouveler. Le fait est exceptionnel, il vaut la peine qu'on s'y arrête.

Si nous envisageons l'ensemble de notre littérature, nous voyons dès l'abord que la prose y est plus féconde et mieux venue que la poésie. Comme si nous étions une race peu poétique, que nos organes fussent un peu rebelles à la musique du vers, que notre langue, et par ses tours, et par ses procédés de versification, et par les lacunes de son vocabulaire, vint encore gêner et restreindre la force de l'inspiration, il semble que notre poésie soit une plante délicate et qui réclame des soins. sans cesse renouvelés pour fleurir et pour fructifier. Certes ces soins ne lui ont pas manqué et ils ont fait, dans plus d'un cas, merveilles. Mais toujours est-il que dans l'histoire de notre poésie

nous n'entendons parler que de réformes: réforme de Villon, réforme de Marot, réforme de Ronsard, réforme de Malherbe, réforme de Boileau, réforme d'André Chénier, réforme romantique, réforme des Parnassiens, etc.; c'est une litanie à laquelle chaque génération ajoute un verset. La prose, au contraire, comme un arbre puissant et d'une sève inépuisable, n'a presque jamais, sauf dans la courte période dont nous traitons, cessé de pousser des rejetons vigoureux; ainsi, nos chroniqueurs se suivent à des distances qui n'ont rien d'excessif; Rabelais qui vient ensuite est presque le contemporain de Comynes; Calvin, Amiot font la transition jusqu'à Montaigne; la dernière édition des Essais coïncide presque avec la publication de la Ménippée ; après quelques années, non de stérilité, mais de production moins heureuse, le mouvement reprend avec Balzac et Descartes, et il ne s'est pas arrêté depuis.

Non seulement la prose a prospéré plus que la poésie, mais combien n'a-t-elle pas aidé aux progrès de la poésie. Nos poètes vraiment français, un Régnier, un Molière, un la Fontaine sont pleins de Rabelais et chez eux résonne presque à chaque vers le retentissant écho de la verve gargantuine. Plus tard, sans Châteaubriand et sa puissante imagination, l'école romantique se fût-elle constituée?

Toutefois, au commencement du xvire siècle, il en fut un peu différemment, et Voltaire n'a, somme toute, commis que la moitié d'une erreur en risquant cette affirmation « Il y a grande apparence que sans Pierre Corneille le génie des prosateurs ne se fût pas développé. » Mettez Malherbe au lieu de Corneille et la thèse sera soutenable. Non qu'à vrai dire ce génie de la prose eût besoin de se développer, il l'était déjà et de la plus belle façon; mais il avait besoin de se ressaisir, de se reprendre, de recouvrer son heureuse fécondité. Et cette fois, ce fut la poésie qui lui donna l'exemple par des œuvres d'un goût nouveau, le mit en humeur de produire et lui révéla des procédés, des tours, des artifices dans le bien dire dont il ne s'était pas lui-même avisé.

Puis donc qu'à ce début du xvire siècle, c'est la poésie qui prend les devants, tandis que la prose continue pour quelques années à se modeler sur le passé, nous étudierons en premier

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