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visiblement sur tous les écrivains du siècle y compris le gassendiste Molière qui lui devrait « sa logique du dialogue si abondante, si libre dans ses tours, et toutefois si serrée ». Autant dire que personne en France, sans Descartes, n'aurait su aligner deux idées et que le bon sens français attendait pour naître le signal du philosophe.

Dieu merci, cette terre n'a jamais cessé de produire de bons esprits. Il en avait paru bon nombre avant le Discours de la Méthode; et, ce Discours tombât-il dans l'oubli, il ne cesserait pas d'y en avoir encore.

Nous n'avons pas parlé des services que Descartes a rendus à la science proprement dite et il n'entre pas dans notre plan d'y insister. Nous nous bornerons à rappeler que ce fut un géomètre de génie, et qu'en dépit de ses hypothèses hasardées et de son dédain de l'observation, il n'a pas laissé de rendre service à la physique en essayant de ramener tous les phénomènes naturels à n'être qu'un développement des lois de la mécanique.

Nous aurons tout dit sur ce grand homme, en concluant que, malgré ses erreurs et ses faiblesses, il a fait preuve d'un génie supérieur comme savant et comme philosophe et qu'on ne saurait lui être trop reconnaissant d'avoir renouvelé la philosophie et la science en fondant le rationalisme.

Nous ne traiterons pas ici des autres philosophes de cette génération, tels que Gassendi, la Mothe le Vayer, etc. Ils ont moins fait en définitive que Descartes pour l'émancipation des esprits; et au fond, ils ne sont pas plus indépendants. Mais ils semblent l'être davantage et, en leur temps, ils ont passé, à tort ou à raison, pour les adversaires de cette tradition religieuse que Descartes passait au contraire pour défendre et consolider. Leur réputation, méritée ou non, de hardiesse et de franc-parler nous engage à ne pas les rattacher au gouvernement autoritaire de Richelieu. Nous les renvoyons à leur vrai milieu, c'est-à-dire à cette période troublée et tourmentée de la Fronde, dont nous allons, dès la page suivante, définir le caractère et préciser la portée intellectuelle et morale.

LIVRE TROISIÈME

Les lettres sous la Fronde, ou mieux sous le ministère de
Mazarin (1643-1661).

CHAPITRE PREMIER

1° Coup d'œil général sur l'époque.

2o Indépendance relative des esprits sous le gouvernement de Mazarin. Influence de la Fronde sur la littérature. 3o Revue des lettres les Mazarinades. Une fronde littéraire : le burlesque.

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1° Coup d'œil général sur la troisième période (1643-1661). La mort de Richelieu, bientôt suivie de celle de Louis XIII, fut presque universellement saluée d'un soupir de soulagement. Toute à la joie de ne plus sentir peser sur soi une main de fer, la France respirait, s'égayait, voyait l'avenir en beau. Elle ne se doutait pas qu'avant peu ses bons citoyens regretteraient les justes rigueurs du grand cardinal, en haine du mauvais gouvernement de ses successeurs au pouvoir, la reine-régente et Mazarin.

Anne d'Autriche, cependant, ne justifia pas toutes les craintes que son passé pouvait suggérer. Elle avait été, du vivant de son mari, espagnole d'inclination et de conduite, faisant des vœux, et pis encore, pour le triomphe de l'Espagne sur la France. De plus sa vie privée n'avait pas été à l'abri du soupçon, et elle passait pour être, sous ses apparences dévotes, coquette et galante.

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Une fois régente, elle fut française au mépris de ses prėjugės de famille; quant au reste, elle eut le bon esprit de se fixer, de contracter une liaison durable qui la mit à l'abri de fantaisies peu honorables pour elle-même et dangereuses pour son royaume. D'ailleurs elle donna pleins pouvoirs à son favori, maître absolu du premier au dernier jour et envers et contre tous. Elle n'intervint de sa personne que dans deux cas, lorsqu'au début de la Fronde elle crut l'autorité royale bravée par la magistrature, et lorsqu'il s'agit de mettre ordre à l'hérésie janseniste.

Son choix fut loin d'être bon; mais il aurait pu être plus mauvais. Celui qu'elle aima fidèlement, peut-être parce qu'il ressemblait physiquement à Buckingham son premier amour, était un esprit supérieur mais un caractère méprisable. Homme d'Église par la robe, par la finesse cauteleuse, par les manières volontairement humiliées, il chemina sourdement et sûrement. Désigné par le testament du feu roi pour continuer les traditions politiques et administratives de son règne, il trahit son mandat dès le premier jour, en se faisant le complaisant et le soupirant de la reine. Il y gagna de devenir le maître.

A l'extérieur les choses se passèrent assez bien non qu'il faille en attribuer tout le mérite à Mazarin lui-même. La diplomatie de Servien, d'Avaux, de Lionne, y est pour beaucoup, mais surtout les victoires de Condé et de Turenne, aboutissant, les unes au traité de Westphalie, les autres à celui des Pyrénées. Mais à tout prendre, en 1659 comme en 1648, la France parla en maîtresse à l'Europe par la bouche de Mazarin.

A l'intérieur, au contraire, quelles indignitės! Insensible å l'honneur et par conséquent incapable de faire jouer chez les autres ce ressort puissant, le premier ministre dégrada, déshonora le pouvoir par ses marchandages, ses lésineries, sa rapacité. Il subordonna invariablement l'intérêt de la France à l'édi-. fication de sa fortune particulière et au placement de sa famille. De ses sept nièces la moins bien pourvue apporta en dot à son mari 600,000 livres et un gouvernement de province. Par elle on peut juger des autres. Avide pour les siens, il le fut pour luimême, et à un degré invraisemblable. Il présenta le spectacle honteux d'un homme qui, maître de l'État, volait l'État. Trafic sur les vivres, les fournitures militaires, les offices et les dignités;

spéculations véreuses; participation aux entreprises des flibustiers; tricherie au jeu : tous les moyens d'amasser furent mis en pratique par ce roi des fripons. On l'a rapproché de l'Anglais Walpole pour l'absence de scrupules; mais si Walpole corrompait et achetait les autres, il avait lui-même les mains nettes; et il est, dans l'échelle morale, de plusieurs degrés au-dessus de Mazarin. Celui-ci fut d'ailleurs servi par une chance invraisemblable. Malgré son indignité, il se trouva n'avoir pour adversaires que des gens moins capables ou aussi indignes. Les comparaisons tournaient invariablement à son avantage, et la France, après s'ètre engagée dans la Fronde en haine de lui, finit par s'accommoder de son gouvernement.

. Il serait oiseux d'insister sur les autres traits de son caractére, ses pantalonnades à l'Italienne, les scènes de comédie qu'il donna à la fin avec sa peur de mourir, et son cuisant regret de quitter ses beaux tableaux qui lui avaient tant coûté.

Nous connaissons assez l'indigne successeur de Richelieu pour conclure que son ministère ne put être qu'une époque de dégradation, d'avilissement. On en trouve la preuve dans la Fronde. Commencée par les honnêtes gens, par la robe et la bourgeoisie, pour empêcher Mazarin de rançonner les propriétaires et d'affamer le peuple, cette insurrection devint peu à peu, une fois que la noblesse y eut pris le dessus, une école d'immoralité. Pour faire la guerre à un malhonnête homme, les nouveaux meneurs, se riant de la timidité des premiers chefs, n'eurent rien de plus pressé que de se mettre au niveau de leur adversaire, sans autre résultat que de se déshonorer eux-mêmes.

La Fronde, en effet, ne pouvait être que stérile, même si elle fût restée aux mains des seuls parlementaires, car ceux-ci, s'ils étaient moins brouillons que leurs nobles auxiliaires, étaient trop scrupuleux pour aboutir. Faute d'oser pénétrer « dans le secret de la majesté du mystère de l'empire », autrement dit, de reviser les titres de la royauté, ils restèrent impuissants. En cette année 1648, critique aux couronnes, ils manquérent le rôle du parlement d'Angleterre et ne s'élevérent pas plus haut que les émeutiers de Naples.

La Fronde était donc condamnée d'avance; mais, tout en échouant, elle n'a pas laissé de produire des résultats apprécia

bles. Le premier fut de réduire la France à un dénûment sans exemple. On expia chèrement les rires, la folle gaietė, le débordement de belle humeur qui avaient marqué le début de l'entreprise, et c'est une lamentable histoire que celle de la misère au temps de la Fronde. A la faveur des troubles, de la guerre civile compliquée de la guerre étrangère, de toutes parts la famine et la mort, les corps sans sépulture. On fait avec des brins d'avoine pourrie un pain de boue. En Champagne, « la guerre a mis l'égalité partout. La noblesse sur la paille n'ose mendier et meurt. On mange des lézards et des chiens morts de huit jours. » En Picardie, c'est un troupeau de cinq cents orphelins de moins de sept ans qui vague à l'aventure; en Lorraine, les religieuses, chassées par la faim de leurs couvents, errent et tendent la main. Sur le passage des armées, celle du roi comme celle des frondeurs, et à plus forte raison celle du duc de Lorraine, le vol, le viol, la dévastation, l'écrasement du faible.

A tant de maux il ne se trouva qu'un remède, la générosité des laïques. L'Église, détentrice du bien des pauvres, n'eut garde d'intervenir de l'argent qu'elle avait en dépôt, et Dieu sait si l'occasion était belle! Elle se contenta de prier et continua à s'engraisser dévotement. C'est toutefois de son sein que sortit l'homme bienfaisant qui fit le plus pour pallier cet excès de misère. La charité de Vincent de Paul se communiqua de proche en proche dans le monde, à défaut du sanctuaire. Sa pitié des orphelins, des infirmes, des vieillards, des meurt-de-faim, gagna les cœurs, surtout dans la bourgeoisie. Il généralisa les distributions de secours que les Jansénistes avaient commencées à Paris et dans les provinces voisines. Il fonda des charités, des hôpitaux, et essaya d'organiser ce que nous appelons l'assistance publique. La postérité lui en a été reconnaissante et avec raison; mais il ne faut pas oublier que cet apôtre de la bienfaisance ne trouva qu'un appui platonique dans le clergé et que les millions qui passèrent par ses mains probes et généreuses venaient exclusivement de la charité laïque.

Tandis que la majorité des Français mouraient de faim, le beau monde traversait lui aussi sa crise. Adieu les belles attitudes, les poses espagnoles et cornéliennes, les candeurs virginales. La réalité la plus mesquine se fait jour. Les politiques à

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