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de l'expreffion change avec le nombre; la période, qui d'abord a pris la marche du dactile & du fpondée la quitte pour celle de l'iambe; & l'oreille eft alors comme un courfier délicat & fenfible, qu'une main capricieufe preffe ou retient fans favoir pourquoi. Il y a fans doute des effets d'harmonie auxquels les mouvemens rompus font favorables; & ces ceptions, fondées fur l'analogie de l'expreffion avec le fentiment & l'image, loin de détruire la règle, ne font que la juftifier. Tant que la marche de la pensée eft égale & foutenue, la marche de la Stance doit l'être; celle-ci ne doit changer que pour obéir à celle-là.

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On peut m'oppofer que dans un Poëme comme l'Ode, où les mouvemens de l'ame & les tableaux de l'imagination font fi rapidement variés la coupe des ftances & les nombres du vers devroient donc fe varier de même, & je ferois bien de ce sentiment: c'eft ce que j'ai même fouvent admiré, non pas dans les Odes françoifes, mais dans les Fables de Lafontaine, l'un de nos Poétes les plus harmonieux. Cette liberté de rompre

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la mefure & de changer le mouvement, eft le plus grand avantage de nos vers libres, l'orfqu'on fait en ufer à propos. Cependant je ne pense pas que l'égalité des ftances foit incompatible avec la variété des mouvemens. On a pu voir en combien de nombres différens pouvoit fe varier le metre; & le vers Anacréontique, de tous les vers le plus décidé, ne laiffe pas de s'accommoder dans le chant à mille modulations différentes. Mais c'eft fur-tout au vers de 8 fyllabes qu'on peut donner tous les caractères de l'harmonie & de l'expreffion, vû fa docilité à prendre tourà-tour la marche du fpondée & du dipirriche, du dactile & de l'anapeste, du chorée & de l'iambe, du poëan même & de l'épitrite, au gré de l'oreille & du fentiment. De-là vient qu'il fe mêle aux vers de 12 fyllabes avec beaucoup de grace & de majefté. Mais il exige d'autant plus de foin que l'harmonie en eft plus libre. L'art n'est jamais fi difficile que lorfque la règle l'abandonne, & que le feul inftinct

le conduit.

Dans mes obfervations fur le phy fique de la langue, j'ai pu me faire

illufion: je ne les donne pas comme des règles sûres; mais j'ofe promettre à celui qui voudra bien les vérifier, que fon oreille fe perfectionnera en recherchant les erreurs de la mienne.

CHAPITRE VIII.

De l'invention.

UR concevoir l'objet de la poéfie dans toute fon étendue, il faut ofer confidérer la Nature comme présente à l'Intelligence fuprême. Alors, nonfeulement l'état actuel des chofes, mais le cahos, fon développement, les métamorphofes, les révolutions de ce tout immense & de fes parties; les phénomènes innombrables qu'ont dû produire la circulation de la matière d'après les loix du mouvement, & le commerce mutuel de la pensée & du mouvement d'après les loix de l'union de l'efprit & de la matière; tout ce qui dans le jeu des élémens, dans l'organisation des êtres vivans, animés, fenfibles, a pû concourir à varier le fpectacle mobile & fucceffif de l'univers, eft réuni dans le même tableau. Ce n'eft pas tout: à l'or

dre préfent, aux viciffitudes paffées, fe joint la chaîne infinie des poffibles, d'après l'effense même des êtres, & non-feulement ce qui eft, mais ce qui feroit dans l'immenfité du tems & de l'efpace, fi la Nature développoit jamais le tréfor inépuifable des germes renfermés dans fon fein. C'est ainfi que Dieu voit la Nature; c'est ainfi que felon fa foibleffe le Poéte doit la comtempler. S'emparer des caufes fecondes; les faire agir dans fa pensée, felon les loix de leur harmonie; réaliser ainfi les poffibles; raffembler les débris du paffé; hâter Ta fécondité de l'avenir; donner une exiftence apparente & fenfible à ce qui n'eft encore & ne fera peut-être jamais que dans l'effence idéale des chofes : c'eft ce qu'on appelle inventer. Il ne faut donc pas être furpris fi l'on a regardé le génie poétique comme une émanation de la Divinité même,* Ingenium cui fit, cui mens divinior; & fi l'on a dit de la Poéfie qu'elle fembloit difpofer les chofes avec le plein pouvoir d'un Dieu: SVidetur fane res ipfas velut alter Deus condere. On voit par-là combien le champ

Horat. § Scalig.

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de la fiction doit être vafte, & combien l'inventeur qui s'élance dans la carriére des poffibles laiffe loin de lui l'imitateur fidéle & timide qui peint ce qu'il a fous les yeux.

Ramenont cependant à la vérité pratique ces fpéculations tranfcendantes. Tout ce qui eft poffible n'eft pas vraisemblable: tout ce qui eft vraisemblable n'eft pas intéreffant. La vraifemblance confifte à n'attribuer à la Nature que des procédés conformes à fes loix & à fes facultés connues; or cette préscience des poffibles ne s'étend guères au-delà des faits. Notre imagination devancera bien la Nature à quelques pas de la réalité; mais à une certaine distance, elle s'égare & ne reconnoît plus le chemin qu'on lui fait tenir. Je le ferai voir en traitant de merveilleux dans la fiction. D'un autre côté rien ne nous touche que ce qui nous approche, & l'intérêt tient aux rapports que les objets ont avec nousmêmes; or des poffibles trop éloignés n'ont plus avec nous aucun rapport ni de reffemblance ni d'influence. Ainfi le génie poétique ne fût-il pas limité par fa propre foibleffe & par le cercle étroit de fes moyens, il

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