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VI

PHILOSOPHIE.

État actuel de la philosophie.

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Impuissance de la philosophie. Pourquoi ? — Qu'est-ce que la philoso phie? Son but pratique. La vérité, propriété de chacun dans l'unité de tous. Le rationalisme divise. La science positive unit. Philosophie de l'antique.-L'homme rapport visible du fini à l'infini.- Mystère de sa vie.— Mariage de la philosophie et de la religion.— Vérité mesurée sur la pratique. - Rapports de l'homme avec le Médiateur. - Platon, le plus grand des philosophes. Pourquoi? Jouffroy. Le tableau et l'idée. La philosophie tout et rien. - Philosopher, c'est apprendre à mourir.

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Qu'ils soient consommés dans l'unité. (JÉSUS-CHRIST.)

I. La philosophie a cessé de produire. Elle n'est plus qu'un écho affaibli, presque éteint, des doctrines contraires qui se sont partagé l'esprit de l'homme, depuis le commencement du monde. Cette stérilité de la raison humaine tient à son isolement des enseignements de la révélation. Toute terre est stérile sans le soleil, toute intelligence inféconde sans la lumière divine.

Platon fut le plus grand des philosophes grecs, parce qu'il n'était point rationaliste à la manière des philosophes de notre temps. Ceux-ci, entre tous les moyens que Dieu nous a donnés pour arriver à la vérité, n'adoptent que la raison humaine, tandis que Platon ne se servait de la raison que comme d'un instrument. Il cherchait la vérité avec un immense amour, scrutait les traditions, s'attachant aux plus anciennes, voyageait pour en recueillir les traces, consultait tous les peuples, et ne cessait d'invoquer le secours divin

pour ne pas se tromper, en travaillant à dégager la tradition des erreurs et des opinions humaines qui l'altéraient.

Nous n'avons point à nous occuper ici des variations sans nombre que subit la définition de la philosophie, aucune ne donnant la véritable idée de cette science antique de la sagesse. Pour Pythagore, c'était la contemplation réfléchie de l'univers, ou des nombres en l'Unité absolue; pour Cicéron, la sagesse, la science des choses divines et humaines et de leurs causes. Aristote l'avait bornée à la recherche du pourquoi des choses et de certains principes. Selon Bacon, la philosophie contient deux éléments, une méthode générale et une nomenclature des sciences et des arts. D'après Descartes, c'est l'étude de la sagesse, et, pour être parfaite, elle doit être déduite des causes premières.

Pour nous, dont la conception doit relier chacun de ces points de vue, la philosophie contient tous les éléments de la connaissance destinée à l'homme, et parce qu'il est en rapport avec Dieu et l'univers, comme Dieu et l'univers sont en rapport avec lui, la philosophie embrasse dans son étude Dieu, l'homme et l'univers. C'est ce qu'avait bien compris Jouffroy, ce martyr du rationalisme, dont les éclatants aveux reviennent en ce moment sous notre plume. A ceux qui ne voudraient pas de notre parole catholique, ou qui attendraient quelque chose de la raison livrée à sa stérile solitude, nous nous contenterons de dire : Écoutez cette voix solennelle de l'un des vôtres, et recueillez-en cette grande leçon. « La divinité du christianisme, dit Jouffroy, une fois mise en doute aux yeux de ma raison, elle avait senti trembler dans leurs fondements toutes ses convictions. Je sentis alors qu'au fond de moi-même il n'y avait plus rien qui fût debout. » Puis, décrivant les angoisses de sa pensée solitaire :

<«<Ce furent, continue-t-il, les jours les plus tristes de ma vie. » Il peint enfin sa stupéfaction profonde à la vue de l'oubli que fait le rationalisme « des questions les plus vivantes et les plus pratiques, » et de ce « qu'on laisse de côté l'homme, Dieu, le monde et les rapports qui les unissent à l'énigme du passé et aux mystères de l'avenir. >>

Comment se relient ces trois termes? C'est ce que nous expliquerons plus loin.

II. Condamné à lire bien des traités de philosophie, à chaque page que nous tournions, nous nous demandions : A quoi bon? Des assertions luttant contre des assertions, des systèmes renversant des systèmes, des opinions cherchant à détrôner des opinions, partout des abstractions, des suppositions sans preuves, et au milieu de cette immense anarchie intellectuelle, de ces conceptions vides, qui se donnent toutes comme enfantées par l'amour de l'humanité, rien, absolument rien qui emporte le cœur vers les régions sereines de la vérité et du bien, rien de pratique et de vivant, rien qui ravisse l'âme des nobles transports de tout ce qui est saint et beau. Chaos des intelligences, lutte incessante des âmes, qui laisse sur tous les champs de bataille des morts et des blessés, sans que la paix vienne jamais couronner le vainqueur, sans que l'humanité recueille de ces combats de l'esprit autre chose que le doute et le désespoir! voilà ce que, dans son amère ironie, l'histoire a nommé « la science de la sagesse.»

En lisant les œuvres de tous les esprits d'élite qui ont marqué leur passage sur la terre par des éclairs de génie, nous cherchions avec amour une doctrine absolue. Il nous semblait que la vérité est simplement la vérité, qu'elle est immuable. « Cela est, cela est, ou cela n'est pas, cela n'est

pas 1. » Aussi toutes les distinctions dont on l'enveloppe ne prouvent qu'une chose, c'est qu'on veut mettre sa propre raison à la place de la divine lumière, que l'on veut substituer le rêve des abstractions aux éternelles réalités. Alors nous nous sommes dit : Ne serait-il pas possible de saisir la vérité corps à corps, pour la montrer elle, elle seule, avec ses rayons pleins de vie, toujours plus féconde à mesure que l'homme s'élève au-dessus « des éléments de ce monde 2,» ne regarde qu'elle et les trésors de richesses spirituelles qu'elle apporte à notre âme ? Pourquoi toujours des distinctions, si la vérité est une? La parole humaine n'est-elle pas à la vérité ce que la lumière est à la pierre précieuse? ne doit-elle pas simplement la faire apparaître dans toutes ses splendeurs?

Nous avons essayé nos forces sur ce terrain où devraient s'unir toutes les intelligences. Nous avons cherché à faire sortir la philosophie du domaine des pures abstractions pour l'élever au rang de science positive, en faisant pour elle ce que Bacon fit pour les sciences physiques, en substituant l'étude des réalités vivantes aux vaines conceptions de la métaphysique. Nous savons les contradictions qui nous attendent. On ne dépouille pas, sans qu'il résiste, celui qui croit posséder la lumière, en ne possédant souvent que l'abstraction de sa propre pensée, en s'arrêtant dans de simples opinions.

Nul n'a le droit de momifier la vérité : tout le monde en convient. Que les bandelettes soient d'or ou de cuivre, elles n'en sont pas moins les liens de la mort. Que les opinions soient d'un grand génie ou d'un esprit vulgaire,

1 Saint Matth., c. v, v. 37.

2 Saint Paul.

elles n'en sont pas moins des opinious; et dès qu'on les impose, elles n'en arrêtent pas moins la circulation de la vérité, ce sang de l'âme humaine. Qu'on les tolère, en attendant l'apparition vivante de la vérité elle-même, soit; mais qu'elles ne se dressent point devant nous pour nous dire Vous n'irez pas plus loin. Dieu seul semblerait pouvoir limiter la vue de notre intelligence; et, loin de le faire, il nous impose au contraire l'obligation de nous avancer de clarté en clarté, dans le temps et dans l'éternité. Car il sait que la vérité est comme l'océan, où toute créature puise sans le diminuer, ou comme le soleil, qui communique à tous les êtres la chaleur, la lumière et la vie, se donnant sans cesse tout entier à chacun, sans rien perdre de son indivisible unité. La vérité est éternellement; elle ne change pas, elle ne se modifie pas, mais l'intelligence de l'homme doit changer et se modifier incessamment, sous l'action de sa lumière.

Toute idée a été pensée; mais l'homme doit la reprendre toujours pour la revêtir d'une forme plus appropriée aux besoins de l'humanité, et toujours plus vivante, car le progrès est la loi de la vie, comme la vérité est la vie des individus et des nations. Or, s'il est une branche de l'activité humaine où ce progrès soit devenu indispensable, c'est évidemment la philosophie. En prenant ce mot dans le sens que lui donnent les rationalistes, elle est manifestement impuissante à établir une doctrine commune, même aux disciples de l'école dont elle est la formule. Elle se réduit, en définitive, « à un vague besoin de chercher sans fin et de disputer éternellement sur toutes choses. » Tous ces grands travaux entrepris par de belles et puissantes intelligences n'ont pas eu d'autre résultat; et cette expérience de deux mille ans

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