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mour, il est dénué du sacrifice que l'amour seul inspire, maintient et vivifie. Toute notre destinée terrestre se résume en un mot, la croix, symbole du sacrifice. Or, où est la science, l'amour, la passion de la croix? Et pourtant cette passion est l'unique ressort des nobles enthousiasmes et des élans sublimes, le sens divin des grandes choses. « Car, comme dit l'Apôtre, la parole de la croix est la vertu même de Dieu »1, le symbole du Règne 2.

Uni à Dieu, l'homme peut tout, car il participe à l'action même de la toute-puissance divine. Isolé, séparé de Dieu, il ne peut rien, car la force qui agit alors en lui n'est plus que la force même qui anime toute la matière de l'univers.

C'est par le sacrifice de cette nature, qui en elle-même est une pure négation, une limite que l'homme, rentrant dans l'ordre vrai de ses rapports avec Dieu, retrouve sa grandeur et sa force par sa participation à l'action de la toute-puissance divine. Vous ne pouvez nier l'action de Dieu dans les deux mondes, matériel et spirituel. Seul il est créateur, par conséquent tout ce qui est vient de lui, dans les sphères visibles comme dans les âmes. Dans le premier de ces deux ordres, sa puissance opère tout ce qui plaît à sa sagesse; la vie de toute créature « est dans la volonté de Dieu, » de sorte que chaque être exprime nécessairement, fatalement, l'action que Dieu veut manifester par elle. Il naît, se développe, se transforme au jour, à l'heure, de la manière et avec les caractères et les propriétés qu'il plaît à Dieu. Ainsi, par exemple, de notre être visible. Dieu fixe éternellement toutes les fonctions de notre organisme, qui s'accomplissent fatalement selon la loi qu'il leur impose.

1 I Cor., c. I, v. 18.

2 Saint Chrysostome.

C'est ici le règne du destin, en entendant ce mot dans le sens d'une action intelligente et providentielle de Dieu, mais fixe, immuable, inflexible dans son principe, dans sa loi, dans son but.

Mais au-dessus de ce règne du destin, ne sentez-vous pas le règne de la liberté? Au-dessus de ce monde limité de la matière et des sens, ne sentez-vous pas en vous un être indéfini qui échappe à cette fatalité? Cet être, c'est vous, c'est moi, c'est l'homme. Ne pouvons-nous pas dire au bien, à la vérité, à la justice : Je veux ou ne veux pas de vous. Par un mystère ineffable de la sagesse et de l'amour infinis, Dieu, en créant notre âme, a dit : J'arrêterai devant ma créature la puissance de ma propre volonté, afin qu'une volonté, une personnalité nouvelle puisse naître et se développer en union à la mienne. Cette limite que Dieu impose à sa propre volonté est le point où commence notre personnalité. Sceau indélébile de notre grandeur, c'est aussi l'élément terrible de notre abaissement et de notre déchéance, lorsque, dans la liberté de notre volonté, nous détournons l'action de Dieu sur nous pour descendre vers la matière. Imposer sa volonté à un autre, ce n'est pas le respecter; et parce que Dieu nous traite avec un souverain respect, magna cum reverentia disponis nos, il se borne à nous révéler la sienne, puis il nous laisse dans la main de notre conseil.

La vie de toute créature, avons-nous dit, est dans la volonté de Dieu, vita in voluntate ejus. De même pour nous, la vie est dans notre volonté en conformité avec la volonté divine. Là est, selon l'expression de l'Apôtre « le sacrement de sa volonté. » Que sommes-nous, en effet? La li

1 Ps. 29, v. 6.

2 Ephes., c. 1, v. 9,

mite où la volonté de Dieu s'arrête pour agir, non plus seul, mais de concert avec cette volonté qu'il a créée, et qui est notre moi lui-même en action. Comment donc la vie serat-elle en nous si ce n'est en unissant notre volonté à la volonté divine, qui seule est le principe éternel de toute vie? Si nous ne l'unissons pas à elle, où puiserons-nous la vie? Dans le monde de la chair ou du corps? Alors ce ne sera plus notre propre volonté, mais la volonté de la chair 1. Dans le monde de l'esprit? Mais c'est le monde même de Dieu, ou plutôt c'est Dieu avec nous, l'Emmanuel 2, le Verbe incarné ou le Christ.

Il est évident que la matière ne se donne pas à elle-même les formes, le mouvement et la vie : elle doit tout à l'action du principe de vie qui se manifeste à tous les points de l'espace. Comment en serait-il autrement dans le monde spirituel? Supposer que l'homme possède en lui-même une force agissant en dehors de l'action de Dieu, c'est supposer que l'action divine n'atteint pas toutes les créatures, c'est-à-dire que Dieu n'est pas infini; c'est supposer que l'homme a en soi un principe éternel de vie, c'est-à-dire qu'en un sens au moins il est Dieu. On le voit, cette supposition entraîne nécessairement la négation de Dieu et celle de l'homme, dans leur véritable nature.

Il nous semble qu'on a toujours confondu l'indépendance de la liberté humaine et l'indépendance de la vie. A ce dernier point de vue, l'indépendance est incompréhensible, impossible. Au premier point de vue, au contraire, il est facile de concevoir que l'homme ne puisse vivre qu'en usant, fût-ce même sans y penser, de l'action de Dieu; soit que,

Ephes., c. 11, v. 3.

Saint Matth., c. 1, v. 23.

docile à cette action, il ne l'irradie dans le temps que comme projection vers l'éternité; soit que, résistant à cette force qui l'attire à l'infini, il la détourne vers la limite, la négation, la terre. Cette indépendance, non dans la vie, mais dans l'usage de la vie, constitue la liberté qui est le caractère essentiel de la nature de l'homme, seul dans l'univers responsable de ses actes. C'est en plaçant ainsi sa liberté sous l'action même du Christ, que l'homme retrouve l'unité de tout son être, et accomplit la loi de sa vie.

Comment pourrons-nous dompter la volonté rebelle de la chair et du sang? Comment pourrons-nous vouloir ce que Dieu veut, et le vouloir comme il le veut? Par l'amour, car c'est l'amour seul qui unit deux êtres, en identifiant leurs volontés. C'est par l'amour que Dieu, imposant une limite à sa volonté infinie, a par là même créé notre volonté, notre personnalité, indépendante de la sienne. C'est par l'amour que l'homme, à son exemple, imposant à son tour la limite à sa volonté finie, réalise, par cette abnégation de soimême, la volonté infinie de Dieu en lui, et se rend ainsi <«< consort de la nature divine», c'est-à-dire associé à ses prérogatives. Abimes profonds, ineffables de l'antinomie fondamentale de notre nature! C'est en reculant, en niant incessamment la limite dans l'ordre de l'intelligence, que nous nous élevons, d'essor en essor, dans le développement sans bornes de notre ascension vers Dieu. C'est, au contraire, en rapprochant, en affirmant de plus en plus la limite dans l'ordre de la personnalité, jusqu'à y renoncer par l'amour, que, participant à la volonté même de Dieu par l'union de la nôtre à la sienne, nous devenons un avec lui, un en lui. Ainsi, le cycle entier de la formation et du déve1 II Petr., c. I, V. 4.

loppement de notre vie spirituelle se résume en deux phases successives. Dans la première, l'homme, partant de la limite, c'est-à-dire du monde visible ou de son corps, s'élève de progression en progression dans la négation de cette limite, jusqu'à ce que la création tout entière puisse n'être plus pour lui que la simple manifestation de l'Idée divine, et son corps le simple matifestateur de sa personnalité spirituelle. Dans la seconde phase, au contraire, l'homme, partant de Dieu ou du monde invisible, de l'esprit qui, illimité par ses tendances et ayant horreur de toutes bornes, impose par l'amour des limites de plus en plus étroites à sa personnalité jusqu'à y renoncer, de sorte que sa volonté ne soit plus que la volonté de Dieu, sa personnalité que la personnalité même du Christ. Là est toute la loi du sacrifice.

Mais gardez-vous surtout de croire, avec les mystiques de l'Inde, que le sacrifice soit l'annihilation de l'homme. C'est, au contraire, l'apogée de sa liberté, la plénitude du développement de toutes ses forces actives et vivantes. Par le sacrifice de soi-même l'homme renonce-t-il à son action, à sa liberté, pour attendre dans un quiétisme stupide, daus un láche anéantissement de lui-même, que Dieu opère en lui, sans lui? Non, non, c'est là la mort et non le sacrifice qui donne la vie; c'est l'annihilation bouddhiste et non l'amour chrétien ; c'est le panthéisme de l'Inde et non la croix du Christ. Se sacrifier pour ses frères, ce n'est pas se prosterner immobile sous leurs pas, c'est les servir, activement et sans relâche, dans tous les besoins de leur âme et de leur corps, se faire tout à tous en vivant de leur vie, souffrant de leurs douleurs, se réjouissant de leurs joies, parce qu'ils sont devenus d'autres nous-mêmes par l'amour que nous leur portons. Se sacrifier à Dieu, ce n'est pas éteindre, dans une béate et moli

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