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dans une stérile profusion de détails qui éblouissent et où la vue s'égare. Pas une nuance de forme, de couleur, de son, pas an accident de lumière et de mouvement qui ne soit rendu à l'aide de métaphores et de comparaisons accumulées, dont chacune prise à part peut avoir sa beauté, mais qui se mêlent et se confondent tellement, que, incapable de les démêler, de les ramener à un tout que l'esprit saisisse, l'attention succombe épuisée de fatigue, et que de tant de richesses qui ont rapidement passé sous les yeux, il ne résulte qu'une sorte de vertige. Cette manière de peindre appartient à la décadence de l'art. Elle l'envahit d'ordinaire aux époques où règnent dans la société d'abjectes doctrines de matérialisme et des philosophies sensuelles. Mais on ne s'arrête pas là: il faut descendre la pente jusqu'au bas. L'art se corrompt toujours davantage. On en vient à ne plus voir, à ne plus chercher que la simple forme. On lui demande le beau qui n'est point en elle, qu'elle reflète seulement comme les traits reflètent l'âme; et cette forme morte ne répondant jamais aux aspirations de l'artiste, il la tourmente de mille façons, il pétrit bizarrement le cadavre, et ne parvient qu'à le rendre plus hideux. Alors aussi la langue se dégrade; elle perd sa clarté, sa pureté, son naturel, sa grâce; elle devient une espèce d'idiome bâtard, de jargon informe et quelquefois monstrueux.

Ce qu'on vient de dire s'applique également au vers et à la prose, car le vers ne se distingue de la prose que par une mesure et un rhythme obligés, quelquefois aussi par le retour périodique de certaines consonnances. Et nous ajouterons que toutes les langues sont loin de se prêter, au même degré, à chacune de ces formes du langage. Le vers demande une grande liberté dans l'arrangement des mots et des membres de la phrase, et à cet égard, aucune langue moderne n'est comparable aux langues classiques. Il demande encore que ces mêmes mots offrent, dans leurs syllabes longues et brèves, des valeurs appréciables nettement déterminées, et qu'en outre ils soient affectés d'un accent prosodiqne, analogue au temps fort dans le rhythme musical. La langue française manque plus qu'aucune autre de toutes ces conditions. Assujettie, dans la construction de la période grammaticale, à l'ordre direct, elle n'a qu'une prosodie imparfaite et vague. De son infériorité sous ce rapport résulte, il est vrai, une supériorité d'un autre genre, et d'abord une clarté admirable, puis la facilité d'exprimer mille nuances délicates et fugitives, l'esprit plaçant à son gré l'accent sur les

différentes syllabes du même mot, suivant les modifications diverses de la pensée et du sentiment, que la voyelle muette aide encore à rendre par l'effet harmonique qui lui est propre. De là vient que le français est par excellence la langue de la conversation, mais en même temps la langue la moins favorable au vers. Le défaut d'accent prosodique qui en affaiblit la cadence et le rhythme, permet, au contraire, de varier indéfiniment le rhythme de la prose, par la liberté qu'il donne d'accentuer la syllabe voulue, selon la nuance du sens et l'effet à produire. Ces causes réunies ont eu pour effet d'introduire, en quelque façon, la poésie dans la prose, circonstance à laquelle est dû le rang supérieur qu'occupent dans les littératures de l'Europe, nos grands prosateurs, qui tous ont été poëtes, et plus poëtes que beaucoup de ceux qui se sont astreints à la gêne des vers.

CONFIANCE EN DIEU.

Deux hommes étaient voisins, et chacun d'eux avait une femme et plusieurs petits enfants, et son seul travail pour les faire vivre.

Et l'un de ces deux hommes s'inquiétait en lui-même en disant: Si je meurs, ou que je tombe malade, que deviendront ma femme et mes enfants?

Et cette pensée ne le quittait point et elle rongeait son cœur comme un ver ronge

le fruit où il est caché.

Or, bien que la même pensée fût venue à l'autre père, il ne s'y était point arrêté; ,car, disait-il, Dieu, qui connaît toutes ses créatures, et qui veille sur elles, veillera aussi sur moi, et sur ma femme, et sur mes enfants."

Et celui-ci vivait tranquille, tandis que le premier ne goûtait pas un instant de repos ni de joie intérieurement.

Un jour qu'il travaillait aux champs, triste et abattu à cause de sa crainte, il vit quelques oiseaux entrer dans un buisson, en sortir, et puis bientôt y revenir encore.

Et s'étant approché, il vit deux nids posés côte à côte, et dans chacun plusieurs petits nouvellement éclos et encore sans plumes.

Et quand il fut retourné à son travail, de temps en temps il levait les yeux et regardait ces oiseaux, qui allaient et venaient, portant la nourriture à leurs petits.

Or, voilà qu'au moment où l'une des mères rentrait avec sa becquée: un vautour la saisit, l'enlève, et la pauvre mère, se débattant vainement sous sa serre, jetait des cris perçants.

A cette vue, l'homme qui travaillait sentit son âme plus troublée qu'auparavant; car, pensait-il, la mort de la mère est la mort des enfants. Les miens n'ont que moi non plus. Que deviendront-ils si je leur manque ?" Et tout le jour il fut sombre et triste, et la nuit il ne dormit point.

Le lendemain, de retour aux champs, il se dit: je veux voir les petits de cette pauvre mère: plusieurs sans doute ont déjà péri; et il s'achemina vers le buisson. Et, regardant, il vit les petits bien portants; pas un ne semblait avoir pâti.

Et ceci l'ayant étonné, il se cacha, pour observer ce qui se passerait.

Et après un peu de temps, il entendit un léger cri, et il aperçut la seconde mère rapportant en hâte la nourriture qu'elle avait recueillie, et elle la distribua à tous les petits indistinctement, et il y en eut pour tous, et les orphelins ne furent point dé

laissés dans leur misère.

Et le père qui s'était défié de la Providence, raconta, le soir, à l'autre père ce qu'il avait vu.

Et celui-ci lui dit: „Pourquoi s'inquiéter? Jamais Dieu n'abandonne les siens. Son amour a des secrets que nous ne connaissons point. Croyons, espérons, aimons, et poursuivons notre route en paix.

Si je meurs avant vous, vous serez le père de mes enfants, si vous mourez avant moi, je serai le père des vôtres.

Et si, l'un et l'autre, nous mourons avant qu'ils soient en âge de pourvoir à leurs nécessités, ils auront pour père le Père qui est dans les cieux."

LA MORT DU CHRÉTIEN.

La mort, si terrible pour l'incrédule, met le comble aux vœux du chrétien. Il la désire, comme saint Paul, afin d'être avec Jésus-Christ; il la désire pour commencer de vivre, pour être délivré du poids des organes, des liens matériels qui le retiennent sur cette terre, où les pures jouissances qu'il goûte ne sont qu'une ombre légère de la félicité qu'il pressent. Vit-on jamais alors un chrétien donner le même exemple que tant d'incrédules, abjurer sa doctrine et regretter d'avoir cru? Ah! c'est à ce moment surtout qu'il en connaît le prix, que la vérité consolante brille à ses yeux dans tout son éclat. La mort est le dernier trait de lumière qui vient le frapper, lumière si vive qu'elle rend presque imperceptible le passage de la foi à la claire vision de son objet. L'espérance, agitant son flambeau près de la couche du mourant, lui montre le ciel ouvert où l'amour l'appelle. La croix

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qu'il tient entre ses mains débiles, qu'il presse sur ses lèvres et sur son cœur, réveille en foule dans son esprit des souvenirs de miséricorde, le fortifie, l'attendrit e l'anime: encore un instant, et tout sera consommé; le trépas sera vaincu, et le profond mystère de la délivrance sera accompli. Une dernière défaillance de la nature annonce que cet instant est venu. La religion élève alors la voix comme par un dernier effort de tendresse: „Pars, dit-elle, âme chrétienne; sors de ce monde au nom du Dieu tout-puissant qui t'a créée! au nom de Jé sus-Christ, fils du Dieu vivant, qui a souffert pour toi! au nom de l'Esprit saint dont tu as reçu l'effusion! Qu'en te séparant da corps, un libre accès te soit ouvert à la montagne de Sion, à la cité du Dieu vivant, à la Jérusalem céleste, à l'innombrable société des anges et des premiers-nés de l'Église, dont les noms sont écrits au ciel! Que Dien se lève et dissipe les puissances des ténè bres, que tous les esprits de malice fuient et n'osent toucher une brebis rachetée du sang de Jésus-Christ; que le Christ, mort pour toi, crucifié pour toi, te délivre des supplices et de la mort éternelle; que le bon pasteur reconnaisse sa brebis et la place dans le troupeau de ses élus! Puissestu voir éternellement ton rédempteur faceà-face; puisses-tu, à jamais présente devant la vérité dégagée de tout voile, la contempler sans fin dans l'éternelle extase du bonheur !"

Au milieu de ces bénédictions, l'âme ravie brise ses entraves et va recevoir le prix de sa fidélité et de son amour. Ici l'homme doit se taire: sa parole expire avec la pensée. Non, l'œil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, l'esprit ne saurait comprendre ce que Dieu réserve à ceux qui l'aiment. Ce n'est point comme une mer qui ait son flux et son reflux, c'est l'océan immense qui déborde à la fois sur tous ses rivages. Source intarissable de la vie et de la lumière, 8 mon Dieu! s'écrie un prophète, je serai rassasié quand votre gloire m'apparaîtra.

L'AMOUR DE DIEU.

Il se rencontre des hommes qui n'aiment point Dieu, et qui ne le craignent point: fuyez-les, car il sort d'eux une vapeur de malédiction. Fuyez l'impie, car son haleine tue; mais ne le haissez pas, car qui sait si déjà Dieu n'a pas changé son cœur?

L'homme qui, même de bonne foi, dit: Je ne crois point," se trompe souvent. I y a bien avant dans l'âme, jusqu'au fond, une racine de foi qui ne sèche point. La

parole qui nie Dieu brûle les lèvres sur lesquelles elle passe.

L'impie est seul dans l'univers. Toutes les créatures louent Dieu, tout ce qui sent le bénit, tout ce qui pense l'adore; l'astre du jour et ceux de la nuit le chantent dans leur langue mystérieuse. Il a écrit au firmament son nom trois fois saint. Gloire à Dieu dans les hauteurs des cieux. Il l'a écrit aussi dans le cœur de l'homme, et l'homme bon l'y conserve avec amour; mais d'autres tâchent de l'effacer.

Paix sur la terre aux hommes dont la volonté est bonne! Leur sommeil est doux, et leur mort est encore plus douce, car ils savent qu'ils retournent vers leur Père.

Comme le pauvre laboureur, au déclin du jour, quitte les champs, regagne sa chaumière, et, assis devant la porte, oublie ses fatigues en regardant le ciel: ainsi, quand le soir se fait, l'homme d'espérance regagne avec joie la maison paternelle, et, assis sur le seuil, oublie les travaux de l'exil dans les visions de l'éternité.

LA PRIÈRE.

Quand vous avez prié, ne sentez-vous pas votre cœur plus léger, et votre âme plus contente?

La prière rend l'affliction moins douloureuse, et la joie plus pure: elle mêle à l'une je ne sais quoi de fortifiant et de doux, et à l'autre un parfum céleste.

Que faites-vous sur la terre, et n'avezvous rien à demander à celui qui vous y a mis?

Vous êtes un voyageur qui cherche la patrie. Ne marchez point la tête baissée: il faut lever les yeux pour reconnaître sa route.

Votre patrie, c'est le ciel; et quand vous regardez le ciel, est-ce qu'en vous il ne se remue rien? est-ce que nul désir ne vous presse? ou ce désir est-il muet?

Il en est qui disent: A quoi bon prier? Dieu est trop au-dessus de nous pour écouter de si chétives créatures.

Et qui donc a fait ces créatures chétives, qui leur a donné le sentiment, et la pensée, et la parole si ce n'est Dieu?

Et s'il a été si bon envers elles, était-ce pour les délaisser ensuite et les repousser loin de lui?

En vérité, je vous le dis, quiconque dit dans son cœur que Dieu méprise ses œuvres, blasphème Dieu.

Il en est d'autres qui disent: A quoi bon prier? Dieu ne sait-il pas mieux que nous ce dont nous avons besoin?

Dieu sait mieux que vous ce dont vous

avez besoin, et c'est pour cela qu'il veut que vous le lui demandiez; car Dieu est lui-même votre premier besoin, et prier Dieu, c'est commencer à posséder Dieu.

Le père connaît les besoins de son fils; faut-il à cause de cela que le fils n'ait jamais une parole de demande et d'actions de grâces pour son père?

Quand les animaux souffrent, quand ils craignent ou quand ils ont faim, ils poussent des cris plaintifs. Ces cris sont la prière qu'ils adressent à Dieu, et Dieu l'écoute. L'homme serait-il donc dans la création le seul être dont la voix ne dût jamais monter à l'oreille du Créateur?

Il passe quelquefois sur les campagnes un vent qui dessèche les plantes, et alors on voit leurs tiges flétries pencher vers la terre; mais, humectées par la rosée, elles reprennent leur fraîcheur et relèvent leur tête languissante.

Il y a toujours des vents brûlants qui passent sur l'âme de l'homme, et la dessèchent. La prière est la rosée qui la rafraîchit.

L'EXILĖ.

Il s'en allait errant sur la terre. Que Dieu guide le pauvre exilé.

J'ai passé à travers les peuples, et ils m'ont regardé, et je les ai regardés, et nous ne nous sommes point reconnus. L'exilé partout est seul.

Lorsque je voyais, au déclin du jour, s'élever du creux d'un vallon la fumée de quelque chaumière, je me disais: Heureux celui qui retrouve le soir le foyer domestique, et s'y assied au milieu des siens! L'exilé partout est seul.

Où vont ces nuages que chasse la tempête? Elle me chasse comme eux, et qu'importe où? L'exilé partout est seul.

Ces arbres sont beaux, ces fleurs sont belles; mais ce ne sont point les fleurs ni les arbres de mon pays; ils ne me disent rien. L'exilé partout est seul.

Ce ruisseau coule mollement dans la plaine; mais son murmure n'est pas celui qu'entendit mon enfance: il ne rappelle à mon âme aucun souvenir. L'exilé partout est seul.

Ces chants sont doux, mais les tristesses et les joies qu'ils réveillent ne sont ni mes tristesses ni mes joies. L'exilé partout est seul.

On m'a demandé: Pourquoi pleurez-vous? Et quand je l'ai dit, nul n'a pleuré, parce qu'on ne me comprenait point. L'exilé partout est seul.

J'ai vu des vieillards entourés d'enfants comme l'olivier de ses rejetons; mais aucun

de ces vieillards ne m'appelait son fils, aucun de ces enfants ne m'appelait son frère. L'exilé partout est seul.

J'ai vu des jeunes filles sourire, d'un sourire aussi pur que la brise du matin, à celui que leur amour s'était choisi pour époux; mais pas une ne m'a souri. L'exilé partout est seul.

J'ai vu des jeunes hommes, poitrine contre poitrine, s'étreindre comme s'ils avaient voulu de deux vies ne faire qu'une vie; mais pas un ne m'a serré la main. L'exilé partout est seul.

Il n'y a d'amis, d'épouses, de pères et de frères que dans la patrie. L'exilé partout est seul.

Pauvre exilé! cesse de gémir, tous sont bannis comme toi; tous voient passer et s'évanouir pères, frères, épouses, amis.

La patrie n'est point ici-bas; l'homme vainement l'y cherche; ce qu'il prend pour elle n'est qu'un gîte d'une nuit.

Il s'en va errant sur la terre. Que Dieu guide le pauvre exilé!

LA MÈRE ET LA FILLE.

C'était une nuit d'hiver. Le vent soufflait au-dehors, et la neige blanchissait les toits. Sous un de ces toits, dans une chambre étroite, étaient assises, travaillant de leurs mains, une femme à cheveux blancs et une jeune fille.

Et de temps en temps la vieille femme réchauffait à un petit brasier ses mains pâles. Une lampe d'argile éclairait cette pauvre demeure, et un rayon de lampe venait expirer sur une image de la Vierge suspendue

au mur.

Et la jeune fille, levant les yeux, regardait en silence, pendant quelques moments, la femme à cheveux blancs; puis elle lui dit: „Ma mère, vous n'avez pas été toujours dans ce dénûment?"

Et il y avait dans sa voix une douceur et une tendresse inexprimables.

Et la femme à cheveux blancs répondit: „Ma fille, Dieu est le maître: ce qu'il fait est bien fait."

Ayant dit ces mots, elle se tut un peu de temps; ensuite elle reprit; Quand je perdis votre père, ce fut une douleur que je crus sans consolation; cependant vous me restiez; mais je ne sentais qu'une chose alors.

Depuis j'ai pensé que, s'il vivait et qu'il nous vit en cette détresse, son âme se briserait, et j'ai reconnu que Dieu avait été bon envers lui."

La jeune fille ne répondit rien; mais elle baissa la tête, et quelques larmes, qu'elle s'efforçait de cacher, tombèrent sur la toile qu'elle tenait entre ses mains.

La mère ajouta: „Dieu, qui a été bon envers lui, a été bon aussi envers nous. De quoi avons-nous manqué, tandis que tant d'autres manquent de tout?"

,,Il est vrai qu'il a fallu nous habituer à peu, et ce peu le gagner par notre travail; mais ce peu ne suffit-il pas? et tous n'ontils pas été dès le commencement condamnés à vivre de leur travail? Dieu, dans sa bonté, nous a donné le pain de chaque jour, et combien ne l'ont pas! un abri, et combien ne savent où se retirer! Il vous a, ma fille, donnée à moi; de quoi me plaindrais-je?*

A ces dernières paroles, la jeune fille, tout émue, tomba aux genoux de sa mère, prit ses mains, les baisa, et se pencha sur son sein en pleurant.

Et la mère, faisant un effort pour élever la voix:

„Ma fille, lui dit-elle, le bonheur n'est pas de posséder beaucoup, mais d'espérer et d'aimer beaucoup. Notre espérance n'est pas ici-bas, ni notre amour non plus; ou, s'il y est, ce n'est qu'en passant. Après Dicu, vous m'êtes tout en ce monde; mais ce monde s'évanouit comme un songe, et c'est pourquoi mon amour s'élève avec vous vers un autre monde. Quelque temps avant votre naissance, je priais un jour avec plus d'ardeur la vierge Marie; et elle m'apparut pendant mon sommeil, et il me semblait qu'avec un sourire céleste elle me présentait un petit enfant. Et je pris l'enfant qu'elle me présentait; et lorsque je le tins dans mes bras, la Vierge mère posa sur sa tête une couronne de roses blanches. Peu de mois après, vous naquites, et la douce vision était toujours devant mes yeux."

Ce disant, la femme aux cheveux blancs tressaillit, et serra sur son cœur la jeune fille.

A quelque temps de là, une âme sainte vit deux formes lumineuses monter vers le ciel, et une troupe d'anges les accompagnait; et l'air retentissait de leurs chants d'allégresse.

XAVIER DE MAISTRE.

Le comte Xavier de Maistre est né à Chambéry en 1759. Pendant la révolution, il émigra en Russie, y devint général et s'y fixa. Il a écrit quelques petits ouvrages qui so distinguent par la naïveté, la grâce, la simplicité, une sensibilité délicate quoique un peu maniérée.

LE LÉPREUX DE LA CITÉ D'AOSTE. La partie méridionale de la cité d'Aoste est presque déserte, et paraît n'avoir jamais été fort habitée. On y voit des champs labourés et des prairies terminées d'un côté par des remparts antiques que les Romains élevèrent pour lui servir d'enceinte, et de l'autre par les murailles de quelques jardins. Cet emplacement solitaire peut cependant intéresser les voyageurs. Auprès de la porte de la ville on voit les ruines d'un ancien château, dans lequel, si l'on en croit la tradition populaire, le comte René de Chalans, poussé par les fureurs de la jalousie, laissa mourir de faim, dans le quinzième siècle, la princesse Marie de Bragance, son épouse: de là le nom de Bramafan (qui signifie cri de la faim), donné à ce château par les gens du pays. Cette anecdote, dont on pourrait contester l'authenticité, rend ces masures intéressantes pour les personnes sensibles qui la croient vraie.

Plus loin, à quelques centaines de pas, est une tour carrée, adossée au mur antique, et construite avec le marbre dont il était jadis revêtu: on l'appelle la tour de la frayeur, parce que le peuple la crut long-temps habitée par des revenants. Les vieilles femmes d'Aoste se ressouviennent fort bien d'en avoir vu sortir, pendant les nuits sombres, une grande femme blanche, tenant une lampe à la main.

Il y a environ quinze ans que cette tour fut réparée par ordre du gouvernement, et entourée d'une enceinte, pour y loger un lépreux et le séparer ainsi de la société, en lui procurant tous les agréments dont sa triste situation était susceptible. L'hôpital de Saint-Maurice fut chargé de pourvoir à sa subsistance; et on lui fournit quelques meubles, ainsi que les instruments nécessaires pour cultiver un jardin. C'est là qu'il vivait depuis long-temps, livré à lui-même, ne voyant jamais personne, excepté le prêtre qui de temps en temps allait lui porter les secours de la religion, et l'homme qui, chaque semaine, lui apportait les provisions de l'hôpital. Pendant la guerre des Alpes, en l'année 1797, un militaire, se trouvant à la cité d'Aoste, passa un jour par hasard auprès du jardin du lépreux, et il

Le Voyage autour de ma chambre est un spirituel badinage; le Lépreux de la cité d'Aoste, les Prisonniers du Caucase et la Jeune Sibérienne sont trois histoires touchantes. Xavier de Maistre mourut à St. Pétersbourg en 1852.

eut la curiosité d'y entrer. Il y trouva un homme vêtu simplement, appuyé contre un arbre et plongé dans une profonde méditation. Au bruit que fit l'officier en entrant, le solitaire, sans se retourner et sans regarder, s'écria d'une voix triste: Qui est là, et que me veut-on? - Excusez un étranger, auquel l'aspect agréable de votre jardin a peut-être fait commettre une indiscrétion, mais qui ne veut nullement vous troubler. N'avancez pas, répondit l'habitant de la tour, en lui faisant signe de la main, n'avancez pas, vous êtes auprès d'un malheureux attaqué de la lèpre. Quelle que soit votre infortune, répliqua le voyageur, je ne m'éloignerai point, je n'ai jamais fui les malheureux; cependant si ma présence vous importune, je suis prêt à me retirer.

Soyez le bien-venu, dit alors le lépreux en se retournant tout à coup, et restez, si vous l'osez, après m'avoir regardé. Le militaire fut quelque temps immobile d'étonnement et d'effroi à l'aspect de cet infortuné, que la lèpre avait totalement défiguré. Je resterai volontiers, lui dit-il, si vous agréez la visite d'un homme que le hasard conduit ici, mais qu'un vif intérêt y retient.

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De l'intérêt!... Je n'ai jamais excité que la pitié. Je me croirais heureux si je pouvais vous offrir quelque consolation. - C'en est une grande pour moi de voir des hommes, d'entendre le son de la voix humaine qui semble me fuir. Permettez-moi donc de converser quelques moments avec vous, et de parcourir votre demeure. Bien volontiers, si cela peut vous faire plaisir. (En disant ces mots, le lépreux se couvrit la tête d'un large feutre dont les bords rabattus lui cachaient le visage). Passez, ajoutat-il, ici au midi. Je cultive un petit parterre de fleurs qui pourront vous plaire: vous en trouverez d'assez rares. Je me suis procuré les graines de toutes celles qui croissent d'elles-mêmes sur les Alpes; et j'ai tâché de les faire doubler, et de les embellir par la culture. En effet, voilà des fleurs dont l'aspect est tout à fait nouveau pour moi. Remarquez ce petit buisson de roses: c'est le rosier sans épines, qui ne croit que sur les bautes Alpes; mais il perd déjà cette propriété, et il pousse

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