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La charpente habile et la composition manquent donc partout; dans ses romans qui ne sont qu'un recueil de traits et d'anecdotes; dans son traité « de l'amour qui n'a aucune régularité apparente et semble un livre fait de feuilles volantes; dans ses critiques et biographies, etc.: ce ne sont que esquisses et croquis, notes et fragments cousus ensemble. Cette manière d'écrire au jour le jour, sans ordre et sans suite, n'est à sa place que dans ses notes de voyage: Mémoires d'un Touriste: Rome, Naples et Florence ; Promenades dans Rome; et dans ses Lettres. Il faut bien l'avouer, Stendhal était paresseux; il aimait trop ses aises, détestait trop la gène et la pédanterie pour se donner la peine de refondre et de composer. - Tous ses livres sont donc décousus, hachés et incomplets:

océan de paroles. Mais Beyle et tous ceux qui haïssent les neuf dixièmes de l'éloquence parlée et les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l'éloquence écrite, se jettent dans l'excès contraire: ils ont tellement honte de la fausse chaleur et de la fausse sensibilité qu'ils osent à peine laisser paraitre leurs émotions les plus vraies, » — Nous ajoutons: celui qui sent vivement et profondément a plus de pudeur dans sa passion et plus de réserve dans l'expression de ses douleurs que les hommes d'imagination qui cherchent surtout de belles pages. Ces derniers sont heureux s'ils sont assez émus pour bien décrire. On les croit passionnés. La vérité c'est que c'est surtout leur style qui l'est. Leur passion s'évapore avec leurs belles phrases et quand elle est fixée sur le papier, elle n'existe plus dans leur cœur. Les hommes au style sec et précis font illusion en sens contraire. On les croit froids parce qu'ils se dominent et qu'ils pensent que « l'extrême des passions est niais à noter. » Ils se taisent. On les croit secs ou peu sensibles parce qu'ils concentrent tout en eux, mais s'ils éclataient enfin, s'ils disaient tout, quelle différence immense apparaitrait!

mais si les transitions manquent, il est facile d'y suppléer, et ces évolutions rapides donnent le plaisir de l'imprévu. N'étant point bercé dans l'harmonie de ses périodes, on ne s'endort pas en le lisant. D'ailleurs il y a souvent dans ses idées1 tant de bizarrerie et de hardiesse ; sa manière a quelque chose de si heurté, et de si dédaigneux qu'il est difficile de le lire sans être séduit ou rebuté. Ce qui n'échappe à personne, c'est l'abondance de pensées brillantes, d'observations fines, d'aperçus heureux, qui se font jour, à travers l'incohérence assez habituelle de sa riche imagination. On n'est pas accoutumé à voir tant d'idées réunies en si petit espace; leur succession est trop rapide, trop continue, pour le mouvement moyen des esprits; il y a là un foyer de chaleur et de lumière, dont souvent les rayons vous éblouissent au lieu de vous éclairer. Un mérite particulier aux ouvrages de Beyle, c'est de donner un grand élan à la pensée; cette surexcitation, aucun lecteur ne saurait s'y soustraire.

Malgré la juste sévérité des critiques pour ce genre décousu d'écrire, qu'on nous permette en terminant à cet égard, une excuse entre parenthèses. N'estce pas une idée bien douce, bien consolante pour les artistes paresseux que celle d'avoir la Vie tout entière pour former lentement un beau petit livre un livre naturel, presque sans Art, composé

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sans efforts, des pensées riantes ou sombres de chaque jour; un livre utile puisqu'il ne serait pas un jeu d'esprit ni un exercice de plume; puisqu'il serait sincère et porterait à toutes les pages l'empreinte humaine de son auteur, un livre agréable et peutêtre charmant à lire, puisqu'il donnerait à réfléchir aux esprits curieux qui, même dans leurs tristesses, trouveraient du plaisir à revoir les émotions et les idées, les pensées et les sensations vraies d'une existence entière remplie, comme la leur, de joies et de chagrins, surtout à reconnaître la fidèle expression de ces sentiments inavoués et de ces souffrances intimes celles que la pudeur d'amour-propre cache avec tant de soin.

Ce livre là, ce beau livre idéal a occupé la vie tout entière de Stendhal et il y a laissé tout son esprit, son cœur, et tout son art. C'est son œuvre entière. De quelque nom que soient intitulés les vingt ou trente volumes de ses œuvres : C'est toujours l'Art et la Vie.

<< Or, plus on met de soi, de son naturel, de son expérience personnelle, de ses passions et de sa raison, de ses tristesses et de ses joies, de ses nerfs et de sa substance, et de sa vie et de son âme, dans un écrit, dans une œuvre quelconque : plus on lui donne d'intérêt, de valeur.

» Il est vrai que par ce franc jeu et par cette sincérité, en se mettant tout entier dans son œuvre, en se

livrant tel que l'on est, on donne prise aux adversaires.

» Qu'importe? Ne donne pas prise qui veut! Plus l'arbre est fort, plus il fait d'ombre. On ne peut être aimé des uns, qu'en étant détesté des autres 1. A cet égard, on peut dire des œuvres complètes de Stendhal ce que son disciple, M. Taine, a dit des essais historiques de Macaulay: Ceci est un recueil d'articles. J'aime, je l'avoue, ces sortes de livres. D'abord on peut jeter le volume au bout de vingt pages, commencer par la fin ou au milieu; vous n'y êtes pas serviteur, mais maître; vous pouvez le traiter comme journal; en effet, c'est le journal d'un esprit. - En second lieu, il est varié; d'une page à l'autre, vous passez de la Renaissance au dix-neuvième siècle, de l'Inde à l'Angleterre ; cette diversité surprend et plaît.

- Enfin, involontairement, l'auteur y est indiscret; il se découvre à nous, sans rien réserver de lui-même ; c'est une conversation intime (et il n'y en a guère de plus intéressante, de plus nourrie d'idées que celle de Stendhal). On est content d'observer les origines de ce généreux et puissant esprit, de découvrir quelles facultés ont nourri son talent, quelles recherches ont formé sa science, quelles opinions il s'est faites sur la philosophie, sur la religion, sur l'Etat, sur les lettres, ce qu'il était et ce qu'il est devenu, ce qu'il veut et ce qu'il croit.

'Emile Deschanel. Physiologie des écrivains et des artistes.

Assis sur un fauteuil, les pieds au feu, on voit peu à peu, en tournant les feuillets, une physionomie animée et pensante se dessiner comme sur la toile obscure; ce visage prend de l'expression et du relief; ses divers traits s'expliquent et s'éclairent les uns les autres; bientôt l'auteur revit pour nous et devant nous; nous sentons les causes et la génération de toutes ses pensées, nous prévoyons ce qu'il va dire; ses façons d'être et de parler nous sont aussi familières que celles d'un homme que nous voyons tous les jours; ses opinions corrigent et ébranlent les nôtres ; il entre pour sa part dans notre pensée et dans notre vie; il est à deux cents lieues de nous, et son livre imprime en nous son image, comme la lumière réfléchie va peindre au bout de l'horizon l'objet d'où elle est partie. Tel est le charme de ces livres qui remuent tous les sujets, qui donnent l'opinion de l'auteur sur toutes choses, qui nous promènent dans toutes les parties de sa pensée, et, pour ainsi dire, nous font faire le tour de son esprit 1.

VII.

Dans les biographies littéraires, ce qui intéresse le. plus les esprits sérieux, c'est le point de départ, les premières études, les penchants de jeunesse, les goûts qui se révèlent, la naissance de la vocation.

H. Taine. Histoire de la littérature anglaise. T. IV. Macaulay.

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