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L'année suivante, Beyle obtint, non sans peine, l'autorisation de faire, avec la maison de l'Empereur, la déplorable campagne de Russie. Naturellement brave, il observait la guerre avec curiosité et froidement. Aidé dans ses observations par le livre de Cabanis, il s'attachait à l'examen physiologique de ces masses d'hommes. Il essayait l'application des doctrines de Cabanis sur les divers tempéraments, et c'est sur les bords du Niémen que l'auteur de « l'Histoire de la peinture en Italie » réunit les observations sur lesquelles est fondée sa théorie des tempéraments.

Il assista à l'incendie de Moscou qui lui parut d'abord une splendide aurore boréale. Durant la retraite, il rendit un grand service à l'armée, en faisant distribuer, à Orcha, trois jours de vivres, les seuls qu'elle ait eus de Moscou à la Bérésina.

Henri Beyle n'aimait pas l'histoire de convention; il était sceptique à l'endroit des belles harangues que l'on y insère après coup. « Partis de Moscou, disait-il, nous nous perdimes le troisième jour de la retraite, et nous nous trouvâmes, à la nuit tombante, au nombre d'environ quinze cents hommes, séparés du gros de l'armée par une forte division russe. On passa une partie de la nuit à se lamenter. Puis les gens énergiques haranguèrent les poltrons et firent si bien, qu'on résolut de s'ouvrir un chemin l'épée à la main dès que le jour permettrait de distinguer l'ennemi. Ne croyez pas qu'on

dit alors: << Braves soldats, etc. » Non. « Tas de ca» nailles, vous serez tous morts demain, car vous êtes » trop j... f... pour prendre un fusil et vous en ser> vir. Cette allocution héroïque ayant produit son effet, à la petite pointe du jour, nous marchâmes résolùment aux Russes, dont nous voyions encore briller les feux de bivac. Nous arrivons la baïonnette baissée sans être découverts, et nous trouvons un chien tout seul. Les Russes étaient partis dans la nuit. »><

Il niait donc, comme Paul-Louis Courier, ex-artilleur, toutes les harangues et tous les mots sublimes que les rhéteurs prêtent aux généraux. « Savezvous ce que c'est que l'éloquence militaire? ajoutaitil, en voici un autre exemple: dans une affaire fort chaude, un de nos plus braves généraux de cavalerie1 haranguait, en ces termes, ses soldats prêts de se débander: « En avant, s. n. d. D., j'ai le c.. rond comme > une pomme! Soldats! J'ai le c.. rond comme une pomme! » Ce qu'il y a de drôle, c'est que, dans le moment du danger, cela paraissait une harangue comme une autre, qu'on fit volte-face et qu'on repoussa l'ennemi. Croyez que César et Alexandre, en pareille occasion, parlaient à leurs soldats d'une façon non moins sublime. »

Racontant la retraite, où il avait perdu chevaux, voitures, argent et effets, il disait à M. Mérimée

1 Mural.

qu'il n'avait cependant pas trop souffert de la faim; mais il lui était absolument impossible de se rappeler comment il avait mangé ni ce qu'il avait mangé, si ce n'est un morceau de suif, qu'il avait payé vingt francs, et dont il se souvenait encore avec délices.

Avant de se mettre en route, il avait jugé prudent de prendre quelques précautions particulières pour le cas où l'argent de poche viendrait à lui manquer. Sa seur avait donc remplacé tous les boutons d'une redingote par des pièces de vingt francs et de quarante francs soigneusement recouverts de drap. A son retour, sa sœur lui demanda si ce moyen lui avait bien réussi. Il n'y avait plus songé depuis son départ; à force de fouiller dans sa mémoire, il se rappela vaguement avoir donné la vieille redingote à un garçon d'auberge près de Wilna et avec les boutons d'or cousus à Paris. Ce trait, rapporté par M. R. Colomb, est, dit-il, vraiment caractéristique; car Beyle était précautionneux à l'excès, oublieux comme personne, insouciant au plus haut degré.

En sortant de Moscou il avait emporté le volume des Facéties de Voltaire, relié en maroquin rouge, qu'il avait pris dans un palais en feu. Ses camarades le blàmèrent lorsqu'il en lisait le soir quelques pages à la lueur d'un feu de bivac. On trouvait l'action légère. Dépareiller une magnifique édition! Luimême en éprouvait une espèce de remords, et, au bout de quelques jours, il laissa le volume sur la neige.

Il fut du petit nombre de ceux qui, au milieu de toutes les misères que notre armée eut à souffrir dans cette désastreuse retraite, conservèrent toujours leur énergie morale, le respect des autres et d'eux-mêmes. Un jour, aux environs de la Bérésina, Beyle se présenta devant son chef, M. Daru, rasé et habillé avec quelque recherche, M. Daru lui dit : << Vous avez fait votre barbe, Monsieur ! Vous êtes un homme de cœur1. »

J'encourrai volontiers le reproche d'être minutieux si, à force de détails pareils, puisés partout, dans les notices de ceux qui l'ont intimement connu, dans ses romans, dans ses lettres et dans ses papiers, je réussis à mettre sous vos yeux le tableau fidèle de sa vie excentrique et intéressante, et si, grâce à ces traits épars que j'ai rassemblés, grâce à ces mots et à ces anecdotes, qui peignent, - dont je m'empare,la physionomie vraie d'Henri Beyle se dégage avec une netteté lumineuse qui la fixe dans votre souvenir. Un auditeur au conseil d'État, attaché comme Stendhal au quartier général, aimait à raconter qu'il devait la vie à Beyle; c'était au passage de la Bérésina. Beyle prévoyant l'encombrement des ponts, l'obligea de passer sur l'autre rive le soir qui précéda la déroute. Il fallut presque employer

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la force pour le décider à faire quelques centaines de pas. Il faisait le plus grand éloge du sangfroid de Beyle et du bon sens qui ne l'abandonna jamais au moment où les plus résolus perdaient la

tête.

<< En 1813, Beyle fut témoin involontaire de la déroute d'une brigade entière, chargée inopinément par cinq cosaques. Beyle vit courir environ deux mille hommes, dont cinq généraux reconnaissables à leurs chapeaux brodés. Il courut comme les autres, mais mal, n'ayant qu'un pied chaussé et portant une botte à la main. Dans tout ce corps français, il ne se trouva que deux héros qui firent tête aux cosaques: un gendarme, nommé Menneval, et un conscrit qui tua le cheval du gendarme en voulant tirer sur les cosaques. Beyle fut chargé de raconter cette panique. à l'Empereur qui l'écoutait avec une fureur concentrée, en faisant tourner une de ces machines en fer qui servent à fixer les persiennes. On chercha le gendarme pour lui donner la croix, mais il se cachait, et nia d'abord qu'il eut été à l'affaire, persuadé que rien n'est si mauvais que d'être remarqué dans une déroute. Il croyait qu'on voulait le fusiller1.

Beyle, dit ailleurs le même biographe, était pourtant un homme de ressources dans les circonstances graves; il disait modestement qu'il devait cet

H. B., par un des Quarante.

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