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viens, à mon tour, essayer de faire connaitre l'Art et

la Vie d'Henri Beyle.

L'étude d'un seul écrivain peut tenir lieu de tout

un livre de philosophie, si cette étude,

pénétrant

au-delà des apparences, va jusqu'au cœur de l'homme, jusqu'à ce fonds intime et ce naturel primitif qui subsistent toute la vie sous les greffes de l'éducation et du monde.

Ainsi comprise, cette étude n'est plus le récit superficiel de faits et gestes plus ou moins intéressants, ni la critique isolée des œuvres; ce n'est plus la courte et banale notice d'autrefois : c'est la définition particulière, la détermination complète d'un individu qu'on ne pourra plus ensuite confondre avec personne, et qui contient en lui l'abrégé de l'humanité.

Je voudrais appliquer cette méthode à Stendhal, l'interroger dans sa correspondance et dans ses livres, l'examiner à fond dans ses origines, dans son éducation, dans la culture qu'il s'est donnée lui-même, à travers sa vie toute entière.

Grâce à cette méthode régulière qui entoure un homme et qui l'assiége en quelque sorte par tous les côtés, on peut s'emparer de sa personne, le réduire à la vérité complète et le forcer dans ses derniers retranchements.

Je ne me bornerai pas définir le caractère de Beyle, ni même à apprécier son originalité: je veux remonter de ses nombreux écrits à sa nature intime,

et dire, sans réticences, ce qu'il était au fond et ce qu'il pensait.

Il prétendait n'en savoir rien lui-même. On a tiré de ses papiers cette phrase singulière : « Qu'ai-je été ? que suis-je ? En vérité je serais bien embarrassé de le dire. » Nous le dirons pour lui. Une étude attentive, un examen profond, minutieux de la personne et des écrits d'Henri Beyle doit nous apprendre, non pas seulement ce qu'il était et ce qu'il a fait; elle doit. nous découvrir (et c'est là le grand intérêt philosophique) les causes de ses qualités bonnes ou mauvaises.

La nouvelle critique, la biographie intelligente et philosophique consistent précisément à expliquer un homme, à découvrir les motifs cachés de ses sentiments et la raison secrète de tous ses actes. Ces causes intéressantes, souvent dissimulées, avec intention, sous le rôle que tout homme joue, plus ou moins, en public, ces causes existent. Il les faut découvrir sous les prétextes faux mis en avant. On les trouve dans la complexion originelle, dans le tempérament primitif, plus ou moins modifié par le régime et par l'éducation première du collège et de la famille; elles se manifestent, sans erreur possible, dans les habitudes de l'esprit, dans le ton, la démarche et la tournure du style; elles dépendent ellesmêmes de la force des organes, du degré d'attention dont on est capable, de l'habitude ou de l'impuis

sance de la réflexion et du raisonnement, de l'influence de l'imagination, enfin des inclinations ordinaires du cœur. De la force ou de la faiblesse du caractère naissent infailliblement la ruse, l'habile hypocrisie, ou bien, au contraire la franchise, la fierté, le dédain du mensonge, dans la vie du monde. et dans l'art.

Il ne suffit donc pas de louer ou de blâmer un homme pour le faire connaître. En parlant de Beyle, par exemple, on court grand risque de se tromper (comme l'ont fait tant de critiques), en le définissant d'un mot, en disant de lui qu'il est un épicurien immoral, un paradoxal fantaisiste, un esprit original ou exorbitant, supérieur ou ennuyeux. Il faut démontrer l'existence et surtout la raison de ses qualités et de ses défauts. On veut des faits qui expliquent sa nature, ses instincts premiers, puis ses progrès volontaires ou inconscients dans le vice et dans la vertu.

Le seul moyen de porter sur Stendhal un jugement utile, sera de faire l'histoire de ses passions, de les examiner dès leur naissance, de les suivre à travers les changements qu'amène l'âge; de les voir: égoïstes ou nobles, vulgaires ou distinguées, grandir, s'altérer ou se ranimer plus vives suivant les temps et les circonstances; de comprendre en un mot leur raison d'être et la nécessité morale de leur développement.

Une autre question sera de savoir s'il fut heureux ?

Comment? et de quoi? Quels furent la qualité et les éléments du bonheur qu'il cherchait ?

Puis nous étudierons son caractère, dans ses relations avec les hommes? nous verrons s'il fut bon, cruel, égoïste, ou compatissant, enthousiaste ou sceptique, etc.

En résumé, la biographie, ne peut être qu'un misérable recueil d'anas, si elle n'est une enquête positive et philosophique instituée sur tout l'homme.

« Quant à moi, je l'avoue, ce qui m'attache, depuis les Vies des hommes illustres, de Plutarque, jusqu'aux monographies à la manière anglaise, c'est l'étude intime de l'individu, c'est le détail vivant et caractéristique. La philosophie de l'histoire est. une sphère supérieure d'où l'on plane sur l'ensemble de l'humanité; mais la vie des hommes

illustres,

ou non, leur biographie détaillée, voilà ce qui nous saisit, nous captive, nous intéresse intimement. L'étude du moral et celle du physique y sont étroitement unies, mêlées et confondues 1. »

Le maître et l'inventeur de la critique naturelle, M. Sainte-Beuve, révélant un jour la méthode qu'il emploie depuis si longtemps, nous montre qu'on ne saurait s'y prendre de trop de façons et par trop de bouts pour connaître un homme, c'est-à-dire autre chose qu'un pur esprit. « Tant qu'on ne s'est pas

'Émile Deschanel; Essai de critique naturelle.

adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu'on n'y a pas répondu, ne fùt-ce que pour soi seul et tout bas, on n'est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient le plus étrangères à la nature de ses écrits. Que pen

sait-il en religion?

Comment était-il affecté du

spectacle de la nature? Comment se comportait-il sur l'article des femmes? Sur l'article d'argent?

-

Était-il riche, était-il pauvre?

Quel était son ré

gime, quelle était sa manière journalière de vivre, etc.? Enfin quel était son vice ou son faible? Tout homme en a un. Aucune des réponses à ces questions n'est indifférente pour juger l'auteur d'un livre et le livre lui-même, si ce livre n'est pas un traité de géométrie pure, si c'est surtout un ouvrage littéraire, c'est-à-dire où il entre de tout1. »

Nous examinerons donc en Stendhal son humeur, son tempérament, ses opinions sur l'Art et sur la Vie: c'est-à-dire sur Dieu, sur la nature et l'homme, sur les différents peuples, sur les sciences et les religions, sur la morale, sur la femme et l'amour, sur la musique et la peinture, les marbres et les livres, etc.

Nous verrons comment ses idées secondent ou contrarient parfois ses passions, comment son esprit

Sainte-Beuve.

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