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c'était, pour cet adolescent avide de sensations, la liberté des aventures, l'imprévu de la Vie, roman perpétuel sous un climat enchanté. Il y contracta cette double passion qui fut le charme et le tourment de sa vie : la passion des femmes et celle du soleil. » En passant à Genève, le premier soin de Beyle fut de courir rue Chevelue, voir la petite maison où était né Rousseau. « Quelque temps auparavant, M. Daru l'ainé, passant par Genève, y avait laissé un cheval malade: ce fut sur cette monture que Beyle alla le rejoindre à Milan. Ce cheval qui n'était pas sorti depuis un mois, au bout de vingt pas, s'emporte, quitte la route et se jette vers le lac, dans un champ planté de saules. Je mourais de crainte, mais le sacrifice était fait; les plus grands dangers n'étaient pas capables de m'arrêter; je regardais les épaules de mon cheval, et les trois pieds qui me séparaient de terre me semblaient un précipice sans fond; pour comble de ridicule, je crois que j'avais des éperons. Mon jeune cheval fringant galopait done au hasard au milieu de ces saules, quand je m'entendis appeler: c'était le domestique, sage et prudent, du capitaine Burelviller qui, enfin, en me criant de retirer la bride et s'approchant, parvint à arrêter le cheval, après une galopade d'un quart d'heure au moins dans tous les sens.

» Il me semble qu'au milieu de mes peurs sans nombre, j'avais celle d'être entraîné dans le lac.

<< Que me voulez-vous? » dis-je à ce domestique, quand enfin il eut pu calmer mon cheval. << Mon » maître désire vous parler. »

>> Aussitôt je pensai à mes pistolets; c'est sans doute quelqu'un qui veut m'arrêter. La route était couverte de passants, mais toute ma vie j'ai vu mon idée et non la réalité, comme un cheval ombrageux, me disait, dix-sept ans plus tard, M. le comte de Tracy.

» Je reviens fièrement au capitaine, que je trouvai obligeamment arrêté sur la grande route: « Que me » voulez-vous, Monsieur? » lui dis-je, m'attendant à faire le coup de pistolet.

» Le capitaine, d'un air narquois et fripon, n'ayant rien d'engageant, bien au contraire, m'expliqua qu'en passant la porte Cornavin, on lui avait dit : « Il » y a là un jeune homme qui s'en va à l'armée, » sur ce cheval, et qui n'a jamais vu l'armée, ayez » la charité de le prendre avec vous pour les pre» mières journées. >>

» M'attendant toujours à me facher, et pensant à mes pistolets, je considérais le sabre droit et immensément long du capitaine Burelviller qui, ce me semble, appartenait à l'arme de la grosse cavalerie, habit bleu, boutons et épaulettes d'argent.

» Je crois que pour comble de ridicule j'avais aussi un sabre; même en y pensant, j'en suis sûr. Autant que je puis en juger, je plus à ce M. Burelvilier, qui

peut-être avait été chassé d'un régiment et cherchait à se raccrocher à un autre.

» M. Burelviller répondait à mes questions et m'apprenait à monter à cheval; nous faisions l'étape ensemble, allions prendre ensemble notre billet de logement, et cela dura jusqu'à Milan.

» Comme le sacrifice de ma vie à ma fortune était fait et parfait, j'étais excessivement hardi à cheval; mais hardi en demandant toujours au capitaine. Burelviller: «Est-ce que je vais me tuer? » Heureusement mon cheval était suisse, pacifique et raisonnable comme un Suisse ; s'il eût été romain et traître, il m'eût tué cent fois.

» Le capitaine s'appliqua à me former en tout; et il fut pour moi, de Genève à Milan, pendant un voyage de quatre à cinq lieues par jour, ce qu'un excellent gouverneur doit être pour un jeune prince. Notre vie était une conversation agréable, mêlée d'évènements singuliers et non sans quelque petit péril; par conséquent impossibilité de l'apparence la plus éloignée de l'ennui. Je n'osais dire mes chimères, en parlant, littérature à ce vieux roué de vingt-huit ou trente ans, qui paraissait le contraire de l'émotion. Dès que nous arrivions à l'étape, je le quittais, je donnais l'étrenne à son domestique pour bien soigner mon cheval; puis j'allais rèver en paix. »

Ils traversèrent le grand Saint-Bernard le 22 mai, deux jours après le premier consul.

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Ils rencontrèrent une brigade devant le fort de Bard, situé entre Aoste et Ivrée. Ce fut là qu'Henri Beyle vit le feu pour la première fois la canonnade épouvantable retentissant dans cette vallée étroite, au milieu de ces grands rochers, le rendait fou d'émotion. Le général Lannes étant entré de vive force à Ivrée le 24 mai, toute l'armée de réserve y arriva les 26 et 27. Beyle assista à Ivrée à une représentation du Matrimonio segreto de Cimarosa, qui l'affecta délicieusement. « Ce fut, disait-il souvent, l'un des plus grands plaisirs de ma vie. » Beyle fit son entrée à Milan dans les premiers jours de juin (1800); c'est-à-dire par une charmante matinée de printemps. M. Martial Daru, qu'il rencontra au détour d'une rue, le conduisit à la casa Dadda; il était dans le ravissement le plus complet. « Tout me charmait, dit-il, dans cette grande ville, l'architecture, la peinture, la musique, les femmes, la société, avec sa physionomie demi-étrangère. » De plus, tous les cœurs italiens étaient dans l'enthousiasme qu'inspirait la présence du premier consul. La Lombardie échappait à l'Autriche ! Et Beyle profitait de cette passion reconnaissante envers la France. - Pour connaître, à cette date, les émotions de sa jeunesse enchantée, il faut relire l'histoire du lieutenant Robert, au début de La Chartreuse de Parme. - Stendhal n'a jamais fait dans ses romans, que poétiser ses souvenirs, en les groupant dans une intrigue où il insérait ses observations.

Ainsi, les impressions naives et enthousiastes de Fabrice, galopant dans la plaine, le 18 juin 1815, à la suite d'une escorte de hussards verts, à la bataille de Waterloo, sont les émotions mêmes et les souvenirs (légèrement transposés) de l'auteur assistant en amateur, comme Fabrice, au même âge de dix-sept ans, le 14 juin 1800, à la bataille de Marengo.

Tant Stendhal, dans ses récits les plus romanesques et les plus imprégnés d'imagination, aimait à s'appuyer sur les détails à la fois précis et charmants de la réalité sentie et de la Vie observée par lui-même.

Après Marengo, Beyle fut employé quelque temps dans les bureaux de M. Pétiet, gouverneur de la Lombardie. Il profitait de ses loisirs pour visiter les îles Borromées et parcourir tous les environs de cet admirable pays si bien décrit dans les premières pages de la « Chartreuse. » Bientôt pourtant, le jeune Beyle s'ennuya de cette vie de bureau, et, le 23 septembre 1800, il entra comme maréchal des logis dans le 6 régiment de dragons. Au bout d'un mois, il avait l'épaulette, et le jeune officier devint l'aide de camp du général Michaud commandant, sous les ordres de Brune, la division de réserve. Beyle fit, comme aide de camp, la campagne du Mincio, qui aboutit, en vingt-six jours, au traité de Lunéville. Très-brave en toutes circonstances, le jeune officier se distingua particulièrement au combat

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