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simple comme eux, le leur préparait. Ils mangeaient du pain bis, ce qui me semblait incompréhensible à moi qui n'avais jamais mangé que du blanc. Quant à eux, ils préféraient le pain bis au pain blanc, car il ne dépendait que d'eux de faire bluter la farine pour avoir du pain blanc.

>> Nous vivions-là en toute innocence, autour de cette table de noyer, couverte d'une nappe de toile écrue. B., l'aîné, pouvait avoir quatorze ans, R., son frère, douze, mademoiselle V., treize, moi, treize, la servante dix-sept. C'était un ménage bien jeune comme on voit; nous formions une délicieuse petite société, et aucun grand-parent pour nous gêner. Quand M. B. le père, venait à la ville, pour un jour ou deux, nous n'osions pas désirer son départ, mais il nous gênait.

» Nous vivions alors comme de jeunes lapins jouant dans un bois, tout en broutant le serpolet. Mademoiselle V. était la ménagère; elle avait des grappes de raisin séché au four, dans une feuille de vigne serrée par un fil, qu'elle me donnait et que j'aimais presque autant que son gracieux visage. Quelquefois je lui demandais une seconde. grappe et souvent elle me refusait, disant : « Nous » n'en avons plus que huit et il faut finir la semaine. >> >> Tous les trois ou quatre jours des provisions arrivaient de Saint-Ismier; c'est l'usage à Grenoble. La passion de chaque bourgeois est son do

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maine, et il préfère une salade qui vient de son domaine à Montbonot, Saint-Ismier, Correnq, SaintVincent, Claix, etc., et qui lui revient à quatre sous, à la même salade qui lui coûterait deux sous, achetée sur la place aux Herbes. Ce bourgeois avait dix mille francs, placés à cinq pour cent dans la maison. Périer; il en a acheté un domaine qui lui rend le deux ou le deux et demi pour cent, et il est ravi. Je pense qu'il est payé en vanité et par le plaisir de dire d'un air important: Il faut que j'aille à Monbonot.

>> Dans ce troisième étage de la rue Chenoise se passèrent les moments les plus heureux de ma vie,... J'étais fort timide envers mademoiselle V. dont j'admirais le sein naissant. Le sévère R. aurait vu de fort mauvais œil que je fisse la cour à sa sœur; B. me le fit entendre, et ce fut le seul point sur lequel il n'y eut pas franchise complète entre nous. Souvent, vers la chute du jour, après la promenade, comme je faisais mine de monter chez mes amis, je recevais un adieu hàtif qui me contrariait fort. »

Les études du jeune Beyle à l'École centrale, devaient le préparer à l'école polytechnique. Il aimait les mathématiques, et, indépendamment des leçons de l'école, il en prit des particulières d'un savant pauvre et distingué, nommé M. Gros.

1 Domaine, dans le pays, veut dire une petite terre.

(Note de M. R. COLOMB.)

C'était un homme intègre, républicain fier et désintéressé. Henri Beyle l'aimait et le respectait de toute son âme: «< ce fut sa première passion d'admiration. >>

Après de très-brillants succès à l'école centrale, ayant enfin obtenu l'autorisation de se présenter à l'école polytechnique, Henri Beyle arriva à Paris le 10 novembre 1799', juste le lendemain du 18 brumaire an VIII. Il avait des lettres de recommandation pour la famille Daru à laquelle ses parents étaient alliés. Après une courte maladie, « Beyle alla loger rue de Lille, dans la maison de M. Daru, laquelle avait appartenu à Condorcet. On lui donna un cabinet ayant vue sur des jardins. Là il travaillait sérieusement à son examen dont le succès était assuré, lorsque ce projet, préparé depuis trois années, fut tout-à-coup abandonné, d'après les conseils de la famille Daru. » Beyle regrettait ses belles montagnes, et après le premier étonnement de Paris qu'il devait bientôt tant aimer, il eut la nostalgie de son pays. Il employait alors son argent de poche à bouquiner sur les quais.

« Ce n'est, dit-il, qu'en arrivant à Paris, en 1799, que je me suis douté qu'il y avait une autre prononciation que celle du Dauphiné. Dans la suite, j'ai pris des leçons du célèbre Larive et de Dugazon, pour chasser les derniers restes du parler traînard de mon

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1 Je quittai l'École centrale après les examens de 1799; alors les aristocrates attendaient les Russes à Grenoble; ceux qui savaient leur Horace, disaient à demi-voix : 0 Rus, quando ego te aspiciam ! »

pays. Il me reste l'accent ferme et passionné du Midi,

qui décèle sur le champ la force du sentiment, la vigueur avec laquelle on aime, ou on haît; singulière partout, et voisine du ridicule à Paris. »

Ayant obtenu le premier prix de ronde bosse à l'école centrale de Grenoble, il voulut, à Paris, essayer de la peinture, et fut quelque temps admis à l'atelier de M. Regnault, l'auteur de l'Éducation d'Achille; mais il y renonça bientôt.

Après le dix-huit brumaire, M. Pierre Daru, étant devenu secrétaire général de la guerre, fit attacher Beyle à son ministère, en qualité de surnuméraire. C'était au commencement de 1800.

Parlant de cette époque, Stendhal écrivait plus tard: « Je me rappelle le profond ennui des dimanches, je me promenais au hasard. C'était donc là ce Paris que j'avais tant désiré!

» L'absence de montagnes et de bois me serrait le cœur. Les bois étaient intimement liés à mes rêveries d'amant tendre et dévoué, comme dans l'Arioste. Tous les hommes me semblaient prosaïques et plats dans les idées qu'ils avaient de l'amour et de la littérature. Je me gardais de faire mes objections contre Paris. Ainsi, je ne m'aperçus pas que le centre de Paris. était à une heure de distance d'une belle forêt, séjour des cerfs sous les rois. Quel n'eût pas été mon ravissement, de voir la forêt de Fontainebleau où il y a quelques petits rochers en miniature, les

bois de Versailles, Saint-Cloud, etc. Probablement j'eusse trouvé que ces bois ressemblaient trop à un jardin.

» Quand je m'ennuyais dans un salon (de décembre 1799 à mai 1800), j'y manquais la semaine d'après, et n'y reparaissais qu'au bout de quinze jours. Avec la franchise de mon regard et l'extrême malheur de prostration des forces que l'ennui me donne, on voit combien je devais avancer mes affaires par ces absences. D'ailleurs, je disais toujours d'un sot: C'est un sot. Cette manie m'a valu un monde d'ennemis. Depuis que j'ai eu de l'esprit (en 1826) les épigrammes sont arrivées en foule, et des mots qu'on ne peut plus oublier, me disait un jour cette bonne Madame Mérimée. »>

Messieurs Daru ayant reçu l'ordre de partir pour l'Italie engagèrent Beyle à venir les y rejoindre. Il accepta cette proposition avec enthousiasme. Emportant dans sa valise une trentaine de volumes d'éditions stéréotypes, Beyle s'empressa de quitter Paris, vers le milieu d'avril 1800. Une existence variée, aventureuse, allait commencer pour lui: « J'ai eu, disait-il, un lot exécrable de sept à dix-sept ans; mais depuis le passage du mont SaintBernard, je n'ai plus eu à me plaindre du destin, mais au contraire à m'en louer. >> -« L'Italie! dit M. Caro',

1 Études morales sur le temps présent.

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