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Cependant son imagination était restée fraîche et sa nature tendre s'ouvrait, avec bonheur, aux émotions douces « Nous passions, dit-il, les soirées d'été, de sept à neuf heures et demie, sur la terrasse de mon grand-père. Cette terrasse, formée par l'épaisseur d'un mur nommé Sarazin, mur qui avait quinze ou dix-huit pieds de largeur, avait une vue magnifique sur la montagne de Sassenage. Là, le soleil se couchait, en hiver, sur le rocher de Voreppe. Mon grand-père fit beaucoup de dépenses pour cette terrasse, qu'il fit garnir de caisses de châtaigniers, dans lesquelles on cultivait un nombre infini de fleurs odorantes. Tout était joli et gracieux sur cette terrasse, théâtre de mes principaux plaisirs pendant dix ans1. >>

Avant de s'émanciper en suivant les cours de l'École centrale et malgré les plaisirs solitaires qu'il trouvait à voir coucher le soleil sur les belles montagnes du Dauphiné, Henri Beyle eut donc, de six à seize ans, une enfance pénible, isolée et chagrine.

Les habitudes d'esprit que nous avons déduit de cette éducation inintelligente en sont des conséquences naturelles, presque nécessaires, car le caractère procède presque toujours des circonstances et du milieu où se sont écoulées nos premières années.

1 De 1789 à 1799, c'est-à-dire de six à seize ans.

II.

Nous connaissons déjà la famille de Beyle, la race et le pays auxquels il croyait appartenir, nous savons son tempérament ardent, sanguin, fougueux et sensible. Il ne sera peut-être pas inutile de citer ici un passage d'une étude faite, plus tard, par lui-même, sur le caractère Dauphinois.

« Le Dauphinois, dit-il, a une manière de sentir à soi, vive, opiniâtre, raisonneuse, que je n'ai rencontrée dans aucun pays. A Valence, sur le Rhône, la nature provençale finit; la nature bourguignonne commence à Valence, et fait place, entre Dijon et Troyes, à la nature parisienne, polie, spirituelle, sans profondeur; en un mot, songeant beaucoup

aux autres.

La nature dauphinoise a une tenacité, une profondeur, un esprit, une finesse, que l'on chercherait en vain dans la civilisation provençale et dans la bourguignonne, ses voisines. Là où le provençal s'exhale en injures atroces, le dauphinois réfléchit et s'entretient avec son cœur.

Tout le monde sait que le Dauphiné a été un état séparé de la France, et à demi-italien, par sa politique, jusqu'à l'an 1349. Ensuite, Louis XI, dauphin, brouillé avec son père, administra ce pays pendant plusieurs années; et je croirais assez que

c'est ce génie profond et profondément timide, et ennemi des premiers mouvements, qui a donné son empreinte au caractère dauphinois. >>

Bien que Henri Beyle ait de bonne heure quitté Grenoble, il a pu garder quelque chose du sol natal, ne fût-ce qu'une lointaine influence.

III.

C'est à l'âge de quatorze ans, en 1797, je pense, que cessa l'isolement dans lequel le jeune Beyle avait vécu ses premières années.

L'institution à Grenoble d'une École centrale, fondée en 1795 par une loi de la Convention et, en grande partie, d'après le plan de M. Destutt-Tracy, vint apporter une heureuse modification dans le régime et l'éducation solitaire du jeune Beyle. La mode vint alors de l'enseignement public et, malgré leur répugnance pour les bienfaits de la Révolution, les parents d'Henri finirent par s'y soumettre à leur tour. Ses précepteurs furent remerciés. Il entra à l'école; et ce fut pour lui une demi-émancipation.

« Tout m'étonnait, écrit-il, dans cette liberté tant souhaitée, et à laquelle j'arrivais enfin. Les charmes que j'y trouvais n'étaient cependant pas ceux que j'avais rêvés; ces compagnons, si gais, si aimables, si nobles, que je m'étais figurés, je ne les trouvais

pas; mais à leur place des polissons très-égoïstes. Ce désappointement, je l'ai eu à peu près dans tout le courant de ma vie.

» Je ne réussissais guère auprès de mes camarades; je vois aujourd'hui que j'avais alors un mélange fort ridicule de hauteur et de besoin de m'amuser. Je répondais à leur égoïsme le plus âpre par mes idées de noblesse espagnole ; j'étais navré quand, dans leurs jeux, ils me laissaient de côté.

» Vers 1796, je me liai avec François B. C'était un homme simple, naturel, de bonne foi. Nous faisions de longues promenades ensemble vers la tour de Rabot et la Bastille. La vue magnifique dont on jouit de là, surtout vers Eybins, derrière lequel apparaissent les plus hautes Alpes, élevait notre

âme.

» Dans ces promenades nous nous faisions part, avec toute franchise, de ce qu'il nous semblait de cette forêt terrible, sombre et délicieuse, dans laquelle nous étions sur le point d'entrer: on voit qu'il s'agit de la société et du monde.

B. avait de grands avantages sur moi :

1o Il avait vécu libre depuis son enfance, étant fils d'un père qui ne l'aimait point trop, et savait s'amuser autrement qu'en faisant de son fils sa poupée.

2. Ce père, bourgeois de campagne fort aisé,

habitait un village situé à une poste de Grenoble, vers l'est, dans une position fort agréable de la vallée de l'Isère. Ce bon campagnard, amateur du vin, de la bonne chère et des fraîches paysannes, avait loué un petit appartement à Grenoble pour ses deux fils, qui y faisaient leur éducation. L'aîné, suivant l'usage de notre province, se nommait B. tout court. Le cadet, R. B., humoriste, homme singulier, vrai dauphinois, mais généreux et peu jaloux, même alors, de l'amitié que B. et moi avions l'un pour l'autre ; fondée sur la plus parfaite bonne foi, cette amitié fut intime au bout de quinze jours.

» Les B. habitaient la rue Chenoise. Dans cet appartement situé au troisième étage, vivait avec les B. leur sœur, mademoiselle V., fort simple, fort jolie, mais nullement d'une beauté grecque; au contraire, c'était une figure profondément allobroge; elle était même, en y réfléchissant, plutôt laide que jolie, mais piquante et bonne fille. V. jouait avec nous sans se douter que nous étions de sexes différents.

>> Mademoiselle V. avait de l'esprit et réfléchissait beaucoup; elle était la fraîcheur même; son visage était parfaitement d'accord avec la fenêtre à croisillons de l'appartement qu'elle occupait avec ses deux frères. Là, souvent, j'assistais au souper des frères et de la sœur ; une servante de leur village,

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