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Ce malheur eut une influence irréparable sur la vie d'Henri Beyle, privé, à l'époque même où il aurait pu le mieux en profiter, de l'amour éclairé et des doux conseils de sa mère.

Il passa le temps de sa première jeunesse dans la maison de son grand-père, homme aimable, indulgent, plein de bonté pour l'enfant de sa fille chérie, mais d'un caractère faible, incapable de comprendre et de diriger un jeune homme romanesque et ardent comme Henri. M. Gagnon avait des sentiments d'honneur et de fierté qu'il communiqua, sans doute, son petit-fils, mais sa maison en deuil était triste et austère, et les jeunes révoltes d'Henri étaient réprimées avec une rigueur inintelligente.

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On voyait peu M. Beyle père: il s'était réservé, pour lui seul, son ancien appartement et s'y tenait éloigné de ses enfants avec lesquels il n'avait que des rapports sans intimité'.

Henri Beyle souffrait de la sombre austérité et de la tyrannie minutieuse qui régnaient dans la maison de son digne grand-père. « Toute son existence, dit M. Colomb, était réglée d'après les principes d'une excessive sévérité; ses rapports avec des enfants de son âge furent tellement restreints, qu'arrivé à quatorze ans, il en avait à peine connu trois ou quatre.>> Ses précepteurs furent de pauvres prêtres qui lui

1 M. R. Colomb, Notice biographique.

firent faire ses études sous la direction de M. Gagnon. Henri Beyle garda de ces premières années de sa jeunesse, l'impression la plus morose. Doué d'un esprit vif, d'une intelligence prompte, il avait fait de rapides progrès dans ses études, bornées d'abord à celle de la langue latine. Mais une vie tant soit peu claustrale ne pouvait convenir à un être aussi bouil lant; il prit en égale haine ceux qui la lui imposaient, et les ecclésiastiques, ses professeurs. Un d'eux, un certain abbé Ralliane, homme fort colère, le frappait souvent et durement. D'un autre côté son tempérament ardent le mettait en révolte contre l'obligation de se plier aux usages imposés par la société. Sa vivacité, son entraînement, lui donnaient sans cesse des torts; il commettait mille étourderies, et ses parents y attachaient beaucoup trop d'importance, De là, sans doute, son éloignement pour certains membres de sa famille, sans qu'il ait jamais confondu dans son ressentiment ceux dont il pouvait attendre quelque indulgence. 1.

Il a longtemps maudit ces tyrannies qui avaient cruellement pesé sur son enfance. « Nos parents et nos maîtres, disait-il, sont nos ennemis naturels quand nous entrons dans le monde. » C'était un de ses aphorismes. Il racontait avec amertume, après quarante ans, qu'un jour, ayant déchiré en jouant un

1 M. R. Colomb, Notice biographique.

habit neuf, l'abbé chargé de son éducation le réprimanda vertement pour ce méfait devant ses camarades, et lui dit : « qu'il était une honte pour la religion et pour sa famille. » Nous riions, dit M. Mérimée, quand Beyle nous racontait cette histoire; mais lui n'y voyait qu'une tyrannie cléricale et une horrible injustice, où il n'y avait pas le mot pour rire, et il sentait aussi vivement qu'au premier jour la blessure faite à son jeune amour-propre. On pense bien que ce ne fut pas à ces pauvres et méchants abbés que Beyle emprunta ses croyances.

Son père qui allait souvent seul à la campagne, avait sa bibliothèque dans son domaine de Claix, à deux lieues de Grenoble. Cette bibliothèque était toujours fermée. Mais Henri, ayant découvert le lieu où il mettait la clef, l'ouvrit quelquefois, et trouva moyen de s'emparer de la Nouvelle Héloïse et de Grandisson; il lisait ces deux romans, les yeux pleins de larmes, dans un galetas, où il se livrait en toute sécurité à ce plaisir délicieux1.

Dès l'âge de dix ans, il avait en germe cette passion de lecture qui devint plus tard si ardente. Tous ses biographes s'accordent à lui reconnaitre ce précoce et secret penchant pour les livres. Il les aimait d'autant plus qu'il fallait les lire en cachette et qu'il avait

M. R. Colomb, Notice biographique.

bien de la peine à les découvrir. Dès qu'il put sortir seul, un de ses premiers actes d'indépendance fut d'en acquérir pour lui-même, en toute propriété. Un louis d'or de vingt-quatre livres, lentement amassées, était toute sa fortune d'enfant. Il l'échangea contre les œuvres complètes de Florian, et il faut lire dans les souvenirs de son jeune camarade, M. R. Colomb, le récit des sensations délicieuses que leur firent éprouver la lecture d'Estelle, Galatée, Gonzalve, Numa! etc.

En quittant la maison paternelle pour se marier, M. Gagnon le fils avait oublié quelques volumes cachés dans le coin le plus obscur d'une armoire. « Henri les découvrit, dit M. R. Colomb, et me fit part de sa trouvaille. Il y avait-là, en effet, de quoi exciter notre curiosité, fort novice, comme on peut le supposer. Un petit in-12, surtout, nous intéressa vivement, il portait ce titre : Vie, faiblesse et repentir d'une femme. L'auteur anonyme s'etait proposé d'offrir le tableau des malheurs, et des crimes même, auxquels une première faute peut entraîner: rien de plus saisissant que cette effrayante peinture, dont les vives couleurs laissèrent une profonde impression dans nos jeunes têtes. »

Ses goûts littéraires étaient déjà si vifs qu'à dix ans, il fit en cachette une comédie en prose, ou du moins un premier acte. « Je travaillais peu, nous dit-il, parce que j'attendais le moment du génie; c'est-à-dire cet état d'exaltation qui, alors, me pre

nait peut-être deux fois par mois. Ce travail était un grand secret; mes compositions m'ont toujours inspiré la même pudeur que mes amours. Rien ne m'eût été plus pénible que d'en entendre parler. Ce fut, je crois, des œuvres de Florian que je tirais ma première comédie, intitulée Pikla. »

Cette obligation de se cacher pour satisfaire des goûts très-avouables est de nature à expliquer les fâcheux résultats qu'exerça sur le caractère ardent d'Henri Beyle le système d'éducation suivi par ses parents.

Son penchant littéraire, son amour des livres le mettaient en opposition continuelle avec les habitudes et les croyances de sa famille.

Cette compression si forte, si absolue, appliquée avec une extrême sévérité et une inflexible persistance, préparait une explosion violente pour le moment où son action cesserait. D'autre part, cette lutte de tous les instants entre les désirs du jeune homme les plus naturels à son âge et les volontés inintelligentes de ses parents, refoula bientôt les premiers élans de sa jeune franchise. La défiance devint insensiblement une habitude de son esprit et jamais il n'a pu s'en débarrasser complètement; la crainte d'être trompé, la peur d'être dupe, venait trop souvent se mettre en tiers dans ses relations les plus intimes et leur enlevait ce qu'elles ont de plus doux, la confiance poussée jusqu'à l'abandon.

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