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alchimie, droit, politique, commerce, etc.; dévoré comme Stendhal par le goût des voyages. Balzac explorant à fond les villes de France, amoureux à l'Isola Bella, poussant jusqu'en Russie: voyant partout le meilleur monde 1, etc.

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Et cependant Balzac est populaire, tandis que Stendhal n'est pas lu. Lui-même reconnaissait que dans l'empire des lettres, on peut citer plusieurs grands génies dont les idées, pour être goûtées du public, ont eu besoin d'être éclairées par des littérateurs à qui il n'a fallu d'autre mérite que l'art d'écrire. « C'est ainsi que les peintures de MichelAnge, altérées par le temps, ou placées à une trop grande distance de l'œil, font-très souvent plus de plaisir dans les copies que dans l'original 2. »

Aussi disait Balzac, dans son fameux article de la Revue Parisienne, en 1840, « n'est-ce pas faire une bonne action que d'essayer de rendre justice à un homme d'un talent immense, qui n'aura de génie qu'aux yeux de quelques êtres privilégiés, et à qui la transcendance de ses idées ôte cette immédiate mais passagère popularité que recherchent les courtisans du peuple et que méprisent les grandes âmes? >>

Cette impopularité passagère ne causait d'ailleurs à Stendhal aucun souci; son génie prévoyant avait

1 Préface d'Armance.

2 OEuvres complètes de Stendhal. Histoire de la peinture en Italie.

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su deviner l'avenir, et se reposait avec confiance dans l'espoir fondé de sa gloire future. Il disait en 1840: « Je suis fataliste et je me cache. J'aurai quelque succès vers 1860 ou 80, mais je ne serai pas lu avant. Je le sais, et je renvoie à cette époque les jouissances de l'imprimé. »

Son style même témoigne de cette indifférence absolue du succès rapide. « J'abhorre, dit-il, le style contourné, et je vous avouerai que bien des pages de la Chartreuse ont été imprimées sur la dictée originale. A dix-sept ans j'ai failli me battre en duel pour la cime indéterminée des forêts de Chateaubriand, qui comptait beaucoup d'admirateurs au sixième de dragons. Je n'ai jamais lu la Chaumière indienne; je ne puis souffrir M. de Maistre; mon mépris pour La Harpe va jusqu'à la haine. Voilà sans doute pourquoi j'écris si mal: c'est par amour exagéré pour la logique.

» Mon Homère, ce sont les Mémoires du maréchal Gouvion-Saint-Cyr. Montesquieu et les Dialogues des morts de Fénélon me semblent bien écrits; il n'y a pas quinze jours que j'ai pleuré en relisant Aristonous ou l'Esclave d'Alcine.

» En composant la Chartreuse pour prendre le ton, je lisais chaque matin deux ou trois pages du Code civil, afin d'être toujours naturel; je ne veux pas

Lettre à M. Honoré de Balzac, datée de Civita-Vecchia, le 30 octobre 1810.

par des moyens factices, fasciner l'âme du lecteur. Ce pauvre lecteur laisse passer les mots ambitieux, par exemple, le vent qui déracine les vagues; mais ils lui reviennent après l'instant de l'émotion. Je veux, au contraire, que si le lecteur pense au comte Mosca, il ne trouve rien à rabattre. Souvent je réfléchis un quart d'heure pour placer un adjectif avant ou après son substantif. Je cherche à raconter avec vérité et avec clarté ce qui se passe dans mon cœur. Je ne vois qu'une règle être clair. Si je ne suis pas clair, tout mon monde est anéanti.

» Je veux parler de ce qui se passe au fond de l'âme de Mosca, de la duchesse, de Clélia; c'est un pays où ne pénètre guère le regard des enrichis, comme le latiniste, le directeur de la monnaie, M. le comte Roy, etc., etc.; le regard des épiciers, des bons pères de famille; etc.

» Si à l'obscurité de la chose, je joins les obscurités du style, personne absolument ne comprendra la lutte de la duchesse contre Ernest IV.

>> A mesure que les demi-mots deviennent plus nombreux, la part de la forme diminue. Si la Chartreuse était traduite en français à la mode, par madame Sand, son succès serait assuré; mais, pour exprimer ce qui se trouve dans les deux volumes actuels, il lui en aurait fallu trois ou quatre; pesez cette excuse.

» Le public, en se faisant plus nombreux, devient

moins mouton, veut un plus grand nombre de petits faits vrais sur une passion, sur une situation de la Vie.

» Le style de M. de Chateaubriand et de M. Villemain me semble dire: 1o Beaucoup de petites choses agréables, mais inutiles à dire (comme le style d'Ausone, de Claudien, etc.); 2 beaucoup de petites faussetés agréables à entendre.

» Quant au succès contemporain, il y a bien quinze ans que je me suis dit: Je deviendrais un candidat pour l'Académie si j'obtenais la main de mademoiselle Bertin, qui me ferait louer trois fois la semaine... Je songe que j'aurai peut-être quelque succès vers 1860 ou 80. Alors on parlera bien peu de M. de Metternich et encore moins du petit prince. La mort nous fait changer de rôle avec ces gens-là; ils peuvent tout sur mon corps pendant ma vie; mais à l'instant de la mort l'oubli les enveloppe à jamais. Qui parlera de M. de Villèle, de M. de Martignac dans cent ans? M. de Talleyrand lui-même ne sera sauvé que par ses Mémoires, s'il en laisse de bons, tandis que le Roman comique est aujourd'hui ce que le Père Goriot sera en 1980. »

C'est en raison même de ces prophéties que le temps présent s'est chargé de justifier, que je viens entreprendre la tâche difficile d'expliquer les Œuvres et la Vie de Stendhal.

Nous voulons dévoiler sa philosophie, éclairer sa

méthode et ses intentions persévérantes; démontrer l'unité et l'harmonie complète de ses idées d'abord par sa Biographie; puis par l'analyse de chacune de ses (ruvres; enfin par un jugement d'ensemble sur Stendhal philosophe, moraliste, critique littéraire, critique d'art, voyageur, romancier, etc. Ce jugement sera suivi lui-même de réponses aux principales critiques.

C'est ainsi que nous allons essayer de faire connaître la Philosophie, l'Art et la Vie de Stendhal, espérant qu'après cette étude consciencieuse l'auteur de la Chartreuse et de l'Amour, le maitre original de Balzac et de M. Taine, sera rendu visible et vivant pour tous, dans la très-complexe unité de sa riche nature, avec son ironique bon sens, sa logique cachée, son cœur droit et son esprit supérieur.

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