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Après une année de cette Vie là, il se trouve que l'on s'est tout dit depuis longtemps; une pauvre femme fait l'étonnée et sourit pour la cent quarantième fois au conte de la redingote volée sur le lit d'un ami, que son mari se prépare à faire à un étranger. »

Avec l'esprit d'observation précise qui ne l'abandonne jamais, Stendhal note ici un détail vivant qui grave le souvenir de cette monotonie et de ce radotage provincial. Le « conte de la redingote volée» et cette << pauvre femme qui s'apprête à sourire d'un air étonné: » voilà le trait réel, vu, qui révèle d'un mot toute l'étendue du vide et de l'ennui de cette vie misérable.

Les livres de Stendhal fourmillent d'anecdotes analogues qui témoignent de sa vocation d'observateur. C'est la méthode expérimentale appliquée à la vie du cœur. C'est ainsi, toujours sur des faits, par lui observés sur le vif qu'il raisonne; c'est d'eux seuls qu'il tire ses jugements sur l'Art et ses conclusions sur la Vie.

Athée et matérialiste, comme tout esprit ouvert aux derniers résultats des sciences, il n'avait pas, pour corriger la vérité peu consolante de cette doctrine, l'enthousiasme des grands sentiments.

Il les avait eux-mêmes, peut-être avec excès, analysés par avance, décomposés et réduits en poussière. M. Mérimée dit que la crainte d'être pris pour

dupe était la cause de cette analyse attristante des mobiles bas de toutes les actions généreuses.

Il est vrai que cette défiance excessive lui inspirait, en retour, comme nous le verrons plus loin, la haine du cant, l'horreur clairvoyante des dévouements hypocrites, des fausses vertus et des fausses sensibilités. Il cherchait partout l'homme vrai sous les vernis du monde et les replatrages superposés des conventions morales et religieuses.

L'homme lui apparaissait comme un animal supérieur en ce qu'il est capable de sentir et de rechercher un bonheur plus noble, plus délicat et plus varié que les autres bêtes.

L'homme est aussi pour nous, comme pour Stendhal, le dernier résultat des efforts par lesquels la Nature cherche à prendre conscience d'elle-même.

D'ailleurs, quelle que soit, sur ce point, la différence des opinions, on doit être d'accord que la sincérité est le seul devoir de l'honnête homme, quand il écrit. « Il n'y a, disait à cet égard, le vieux et austère Daunou, il n'y a de répréhensible et de pleinement déraisonnable dans la communication des idées que le mensonge. »

Stendhal voulait donc être vrai et c'est ce qui fait sa force, sa sincérité, son originalité. Il voulait connaitre l'homme, jouir de la Vie, la comprendre et même s'accoutumer à l'aimer telle qu'elle est.

De là ses lectures, ses voyages, son goût pour

les Arts, pour la musique surtout et pour l'amour. J'insiste, parce que je veux faire connaître son cœur. Quand je l'aurai mis à nu et qu'on se trouvera pour ainsi dire, en face même de Stendhal on l'aimera.

IV.

Son dédain des succès faciles. -Sa prophétie justifiée.

Artiste, épicurien, original d'esprit, peut-être un peu sec de cœur, tel est donc le premier jugement qu'il inspire.

Stendhal est un penseur très-personnel et très peu moutonnier. De là son isolement intellectuel. « Cela lui est égal d'amuser ou d'ennuyer le lecteur; il dit ce qu'il a à dire, et il le dit comme il peut. » Aussi le gros public, dont il ne s'inquiète pas, lui échappet-il toujours. Il ne gagne, peu à peu, que les esprits profonds et fins, les délicats et les lettrés qui goûtent sa profondeur simple, qui aiment et saisissent aut passage, l'éclair soudain dans l'observation.

De son vivant il était fort peu lu, presque inconnu, et, maintenant encore, il n'est pas apprécié des amateurs, que son style elliptique et dense éloigne tout d'abord ou rebute. Compris de quelques-uns, discuté par plusieurs, aimé et admiré de cent personnes au plus, Stendhal, qui ne sera jamais populaire, est encore ignoré d'un trop grand nombre.

Bien qu'il aimât à écrire, qu'il ait beaucoup écrit. et qu'il soit écrivain de tempérament et de verve, Stendhal ne fut jamais ce qu'on appelle un homme de lettres. Il fut toujours plus homme du monde et dilettante que littérateur, plus amateur qu'auteur de profession.

Il aimait et redoutait à la fois la publicité. Jamais, en aucun temps, même dans sa période littéraire et parisienne, de 1815 à 1830, il n'a fait d'écrire un métier.

C'était un galant homme, amoureux des arts et des femmes; sensible, attentif, passionné tout ensemble et réfléchi. Avec les goûts délicats d'un lettré, il a toujours su vivre, seul, en dehors des coteries. littéraires. A Paris comme à Milan, il a réussi à garder l'indépendance indispensable à qui veut aimer, agir et penser en homme libre.

Il a laissé plus de vingt volumes, et jamais il n'a pris la plume pour s'acquitter d'une tâche, pour remplir une colonne, couvrir la feuille volante et faire de la copie: il l'a prise uniquement pour s'amuser et plaire à quelques esprits rares, de ses amis, quand il croyait avoir quelque chose d'intéressant ou de nouveau à dire, et trouvant du plaisir à le dire simplement.

Cet homme d'esprit cosmopolite a fixé toute sa vie. l'intéressant problème de notre destinée. Il a creusé, plus profond que personne, l'importante théorie du

Bonheur. Philosophe sincère, il pratiquait ses théories.

Lecteur infatigable et lecteur incrédule aux mensonges du livre, il voulait voir et toucher par lui-même avant de donner son avis.

Partout il a mis son plaisir à observer, de ses yeux, le monde, du haut en bas: Il a aimé, causé, voyagé curieusement dans tous les pays. Aussi doit-on reconnaître qu'il connaît bien les hommes et sait la Vie.

On a tort de ne pas lire ses nombreux ouvrages. Ils sont pleins de faits importants comme ceux de son admirateur Balzac ; et la philosophie critique qui s'en dégage est égale à celle dont M. Taine est aujourd'hui le plus illustre représentant.

Un écrivain digne d'être lu doit acquérir la science complète de la Vie. Pour renouveler ses idées, il faut qu'il change souvent d'air et de milieu; il faut qu'il voie la province, l'étranger, qu'il contrarie ses habitudes, et qu'il ne fuie pas l'imprévu. Balzac, dit M. Monselet, a partagé avec Stendhal, ce genre de supériorité. « Balzac, tour à tour imprimeur, antiquaire, propriétaire, avide de toute science: chimie,

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Le large tribut

« L'homme sur qui Beyle a eu le plus de prise, c'est Balzac. Il y a tout un côté de Balzac qui procède de Stendhal. D'abord, la Physiologie du Mariage vient du livre de l'Amour en droite ligne. d'admiration que Balzac a payé à Beyle n'est que la reconnaissance légitime d'un légataire pour son bienfaiteur. » Limayrac qui s'exprime ainsi dans la Préface de l'Amour. El ce qu'il dit de H. de Balzac est également vrai de M. Taine.

C'est M. Paulin

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