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on aime ces maîtresses jalouses qui veulent qu'on se donne à elles tout entier. »

Les autres, sortant du lieu commun, ne croient pas que l'artiste ou l'homme de lettres soient nés pour cette vie d'isolement et d'exception. Peut-être. plus que beaucoup d'autres, ont-ils besoin des expansions douces, des épanchements intimes, de cette atmosphère de calme et de tendresse que l'on respire autour d'une femme aimée.

On dit que la femme est un enfant. Tant mieux! Le soir, après les fièvres de la conception littéraire, son babillage alerte, rapide, ailé, détend l'esprit comme un chant d'oiseau. Nous l'écoutons, l'oiseau, sans comprendre ce qu'il chante: il chante et cela suffit. Un ami ne remplirait pas ce rôle. Avec lui, tôt ou tard, la conversation s'en retourne aux affaires sérieuses; elle n'est plus un délassement, mais un travail. Ce qu'il nous faut à certaines heures, c'est le repos, l'absence des préoccupations ordinaires, une goutte d'eau rafraichissante dans le sang échauffé par les ardeurs du rêve.

D'autres enfin, tout en admettant que l'homme de lettres peut et doit se marier tout comme un autre, pensent que la femme de l'homme de lettres doit être celle qu'il choisirait pour ami, si elle était un homme. Sans faire de mysticisme à la Swedenborg, s'aimer, veut souvent dire: voir même la vérité. Mais cette femme-là, grâce à l'éducation étroite et à l'ins

truction catholique, est elle-même un oiseau rare.

Voici, dit un admirateur et un disciple de Stendhal', un cas circonstancié, et de plus terne, ordinaire, c'est d'après ce spécimen qu'il faut juger.

« Mon neveu, Anatole Durand, a pour camarade Henri S..., et je l'encourage dans cette liaison; il n'a pas trop d'amis intelligents. Celui-ci est un homme jeune encore, professeur dans une grande école, un peu artiste, et qui a bien pris la vie, laborieux, gai, marié depuis un an ; j'ai vu sa femme. Il était fort épris, le jour du contrat; sa verve, son entrain, sa joie visible, remuaient mes vieilles fibres.

» Il a été heureux pendant les premiers mois, par l'attrait de la nouveauté, n'ayant jamais connu que les grisettes ou les lorettes, et vivant chez lui avec de vieux parents engourdis. Sa jeune femme de vingt ans l'a ravi si gracieuse, si vive, si neuve, et plus jeune que lui de douze ans, c'était tout un monde à découvrir.

» A présent, elle l'amuse encore quelquefois par ses naïvetés. C'est un oiseau qui chante, m'a-t-il dit; vous savez, on aime un oiseau, un enfant qui joue; par exemple le matin elle m'annonce qu'elle va mettre sa robe bleue, ou commander une tarte. >>

Mais dans ces enfances, il y a bien des inconvénients; elle l'empêche de travailler, l'interrompt, ne

1 M. Taine.

comprend pas qu'il faut du recueillement, du silence. pour inventer ou rédiger. Il n'a plus que deux heures à lui, de cinq heures du matin à sept heures, pendant qu'elle dort.

Elle est un peu bornée comme toutes les jeunes filles, et un peu volontaire comme toutes les jeunes femmes; elle va à ses plaisirs, n'imagine pas qu'il y ait des affaires plus sérieuses, visite ses bonnes amies, traine son mari avec elle; jusqu'ici il a subi cette contrainte par convenance : « Mais s'il fallait continuer, j'aimerais mieux me noyer ou m'engager pour le Mexique. » Quand elle était jeune fille, la vie se réduisait pour elle à ceci voir ses amies, faire des visites à cinq ou six personnages graves, se bien tenir dans un salon, jouer du piano, etc. Elle continue cette vie, et trouverait étrange d'en changer.

Il ne la connaissait pas et n'avait pu la connaître : « quand je faisais la cour à ma femme, c'était chaque fois une inspection, cousins, cousines, oncles, tantes, me faisaient passer un examen; rien que de la cérémonie, pas d'entretiens intimes. Pour nos projets d'avenir, aucun moyen d'en causer. Il faut être galant. je devais suivre les goûts de ma future; aussi notre mobilier est manqué. »

Le vide se fait, à présent la conversation meurt entre eux. Elle attend la visite d'une amie afin de savoir si elle mettra un point vert dans la tapisserie au lieu d'un point jaune. Là-dessus il profite de la

diversion, tire son chapeau et s'esquive. Impossible de l'intéresser à ses préoccupations, à ses idées, aux difficultés qu'il doit surmonter et qui sont trop spéciales. Parfois il les abaisse jusqu'à sa portée ; mais elles n'ont point de prise sur elle; son intelligence et son éducation ne leur offrent pas d'attache; elle en écoute le récit comme un morceau de conversation, et n'y pense plus.

Ils sont en désaccord sur le fond des choses, sur la religion, sur le monde. Il disait tout haut, un peu imprudemment, que beaucoup de prêtres se font prêtres pour éviter d'être soldats, qu'avant cinquante ans une femme n'a que des idées apprises, etc. Elle contredit, nulle déférence ou soumission, même dans les choses d'esprit. Il essaie de l'instruire, et trouve un terrain résistant, qui est durci parce qu'il est inculte. En effet, on l'a tenue sans idées ni lectures solides, comme toutes les jeunes filles, avec de petits manuels de faits secs comme des cailloux, et le catéchisme de persévérance comme enduit et vernis. Toute la grosse assise intellectuelle de la France, toute la couche nationale au-dessus de laquelle poussent les spécialités et les supériorités parisiennes, est la même qu'au moyen-âge. Les petits livres dévots du libraire Mame font l'éducation des Français.

Les deux vies sont restées divergentes et il le sent. Elles resteront toujours ainsi et il le sent encore. Il ne l'initiera pas, il n'en fera pas le second de sa vie,

et s'y résigne. Les soirées lui semblent déjà bien. longues et bien vides. Comment faire pour amuser une femme et l'occuper toujours? Elle se met au piano et joue; passablement ou médiocrement, c'est tout un. Un chardonneret en cage; on ne peut pas toujours lui dire de chanter, et comment lui mettre un sceau à la patte?

Il aperçoit heureusement en elle une aptitude qui se développe, le talent du ménage. Elle n'avait jamais su ce qu'était un louis; elle l'apprend et entre dans l'économie. Nul autre débouché; celui-là est le seul proportionné à son éducation et à son intelligence. L'aurait-on cru, en voyant cette figure si jolie, si expressive, avec une pointe de mutinerie et de grâce originale? De cette façon, du moins, elle sera utile, et se sentira utile.

C'est un bon ménage, et ils sont tous deux de cette bourgeoisie moyenne où les bons ménages sont plus nombreux qu'ailleurs.

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