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de ne compter sur aucun héritage 1 que de moyens de plaisirs que de choses viennent chaque jour assiéger son attention! Quel est à Paris l'homme de vingt ans qui a lu, en cherchant à y trouver des erreurs, les huit volumes de Montesquieu?

Je pense même, ajoute Henri Beyle, que les hommes de mérite de l'an 1850 seront pris pour la plupart loin de Paris.

Pour faire un homme distingué, il faut à vingt ans cette chaleur d'âme, cette duperie, si l'on veut, que l'on ne rencontre guère qu'en province; il faut aussi cette instruction philosophique dégagée de toute fausseté que l'on ne trouve qu'à Paris.

Mais la faculté de vouloir manque de plus en plus à Paris; on ne lit pas sérieusement les bons livres : Beyle, Montesquieu, Tocqueville, etc.; on ne lit que les fadaises modernes, et encore afin de pouvoir en parler à mesure qu'elles paraissent.

Pour devenir un homme supérieur, il faut donc combiner la campagne et Paris.

«En général, les hommes de lettres vivent trop en hommes de lettres. C'est-à-dire qu'ils ne se mêlent pas assez à la vie du peuple, des bourgeois et du monde. La plupart d'entre eux se cramponnent à Paris comme des huîtres à un rocher. Il y a certainement tout à

1 « L'homme pauvre à vingt ans est le seul qui travaille. » (STENDHAL, Mémoires d'un Touriste, T. 1er.)

gagner à régulariser sa vie, mais il ne faut pas la monotoniser. Ils se lèvent, travaillent, et, après avoir travaillé, ils se transportent, avec une exactitude pénible, les uns dans les cafés, les autres dans les théâtres. En été, ils se jettent inévitablement sur Bougival et Asnières. On conviendra que ces distractions n'offrent aucune véhémence, et qu'elles sont loin d'éperonner une verve d'écrivain. Vous avez beau dire que Paris est le grand foyer d'où jaillit toute lumière et toute chaleur, je répondrai qu'il ne fait pas bon à vivre sans relâche dans le feu. De deux choses l'une ou l'on s'y consume ou l'on s'y habitue. Et les deux cas sont également funestes.

» Paris se fait bientôt étroit pour celui qui se condamne à y demeurer enfermé. La Vie y emprunte des conventions, les sentiments s'y émoussent, le langage devient plagiaire, l'activité est malsaine. On n'use pas du temps, on le vole. Paris est comme un théâtre où il y aurait continuellement représentation, aussi bien le matin que le soir, aussi bien le jour que la nuit. Et pas de coulisses! pas d'entr'actes! Toujours la musique! Toujours le public devant vous!

» Dans de telles conditions, il est presque impossible à un auteur de s'approprier la Vie des autres. On voudrait en vain essayer de suppléer à tout par l'intuition, mais l'intuition est la dernière des qualités pratiques; et pour un romancier la seconde vue

ne vaut pas la première. En résidant à Paris perpétuellement, on en arrive à ne plus pouvoir faire de livres qu'avec les autres livres. On peut devenir un excellent critique de théâtre ou un chroniqueur agréable; on peut avoir beaucoup d'esprit et d'ingéniosité; mais l'ampleur, mais l'énergie, mais le pathétique, mais l'amour honnête, mais le sublime, en un mot, vous ne l'avez pas, vous ne pouvez pas l'avoir. A Paris, on a la fièvre; on n'a pas la passion1. » Celui qui ne sait pas vivre seul est poli comme un caillou roulé, il est « comme il faut, » c'est-à-dire comme tout le monde, mais il n'est plus original en rien, il n'est plus lui. C'est une monnaie de billon sans relief.

Les hommes de cet alliage vulgaire, où tout se mélange et se confond, couvrent tous les chemins et sont l'ennui de la Vie. L'homme qui, dans son village, a réfléchi en lisant de bons livres, n'est plus à sa place dans ce monde « comme il faut. » Ses émotions originales détonent dans l'accord banal des salons de province où il s'expose, à chaque instant ou à mentir ou à déplaire. Il n'est guère mieux dans la famille où il faut aussi adoucir tous les angles et s'effacer. On n'y devient pas grand, mais doux. Ainsi pour être un homme supérieur aux moutons de Panurge, il faut se recueillir dans la soli

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1 M. Ch. Monselet. Préface d'Armance.

tude', s'interroger à fond sur les points les plus importants de l'Art et de la Vie; puis s'y laisser aller à la passion et à l'enthousiasme naturel toujours déplacés, comme de mauvais goût, dans le monde. D'un autre côté la vie de famille peut adoucir le caractère, mais elle lui òte sa grandeur. Henri Beyle pense qu'on doit s'aider soi-même, se créer moralement. Mais s'il faut mettre de l'unité, de l'harmonie dans l'ensemble de ses croyances: littéraires, philosophiques, politiques; il ne faut pas, du moins, les y introduire violemment, délibérément avec préméditation et avec effort. La cohésion harmonieuse de nos sentiments et de nos pensées doit se faire en nous, d'elle-même, par une sorte de génération lente et spontanée. Cet ensemble doit se former, à notre insu, de nos réflexions, de nos raisonnements et de nos lectures combinés et d'accord avec notre tempérament et notre vie extérieure. C'est dans la direction seule que peut intervenir l'Art sur un fond naturel né de lui-même.

Il vaut mieux, en un mot, suivre sa pente et sa nature que la combattre et la forcer on n'est naturel et sincère qu'à cette condition. Trop souvent nous sommes doubles et nous ne voulons pas paraître ce que nous sommes intérieurement. Ce désaccord

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On peut tout acquérir dans la solitude, hormis du caractère. »
De l'Amour. Fragment I.

STENDHAL.

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entre l'homme et le rôle nous diminue et nous fait souffrir. Soyons nous-même et soyons un, comme le recommande Stendhal.

Ce qui fait, dit M. Monselet, la plus grande et la plus réelle supériorité de Stendhal, c'est la science complète de la Vie. Plus que beaucoup d'écrivains mieux doués que lui, il a vu, couru, et s'est procuré mille sensations en dehors de la littérature. Tout en restant un écrivain, et même un écrivain actif; il a eu le don de se passionner pour des choses absolument étrangères à son Art, mais dont son Art a profité. C'est une condition bien essentielle, celle qui consiste à oublier qu'on est un auteur pour vivre et penser comme un homme.

D'ailleurs la province qu'il vante n'est bonne que comme moyen de solitude, asile favorable au travail personnel. Comme ressource d'esprit, comme excitation cérébrale, c'est le vide et le néant... « J'y renonce, dit-il, quelque style que j'emploie, quelque tournure frappante que je puisse inventer, je ne pourrai jamais donner une idée de la misère des conversations de province, et des petitesses sans nombre qui font la Vie du provincial le plus galant homme. On se refuse à croire que des êtres raisonnables puissent s'occuper avec intérêt de telles choses; mais un jour on aperçoit toute la profondeur de l'ennui de la province, et à l'instant tout est compris.

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