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tendre, étaient ses plaisirs habituels, ses besoins ordinaires, ses passions quotidiennes et dominantes.

Joignons-y le goût d'écrire pour dire et parfois déguiser sa pensée, pour se rendre compte de lui-même et pour donner de lui l'idée, très-juste d'ailleurs, d'un homme rare et supérieur car la plume est mêlée à tous les plaisirs de Stendhal. Il la prend tous les jours et ne comprend jamais un bonheur bien complet sans elle. Il l'associe à toutes ses joies, elle adoucit toutes ses tristesses qu'il dissipe en les écrivant. C'est sa seconde et sa vraie Vie. S'il fut jamais un homme réfléchi dont on put dire que l'art était son maître et son directeur dans la vie, certes c'est bien Stendhal.

Après le plaisir d'écrire, le plaisir de causer, la table, la musique, le bien-être de l'estomac, des sens et de l'esprit réunis, dans un salon paré de jolies femmes ou dans une loge du magnifique théâtre de la Scala ou de San-Carlo, devant un ballet de Vigano; voilà, sous le beau ciel de Naples ou de Milan, au milieu des ruines de Rome, devant les tableaux du Corrège ou les statues de Canova, voilà son paradis réel, savouré et souhaité, après Paris, toutes comparaisons faites, comme le nec plus ultra du possible en ce triste monde.

Cet amour passionné qu'il vouait à l'Italie, et dans l'Italie à Milan, n'était pas seulement instinctif; il était, au contraire, profondément senti et réfléchi.

Comme Montesquieu qu'il avait beaucoup étudié, Stendhal attachait une grande importance au milieu. Il croyait à la prépondérante influence du climat sur l'homme. « Le talent vrai, disait-il, comme le Vismara, papillon des Indes, prend la couleur de la plante sur laquelle il vit; >> et c'est pourquoi Stendhal, italien par le cœur et par une longue résidence de choix, après avoir aimé, joui et souffert à Milan, a voulu se dire Milanais dans l'épitaphe qu'il a lui-même composée pour sa tombe, au cimetière Montmartre. Ses amours, son génie, ses sensations écrites sont, en effet, plutôt d'un italien moderne que d'un français, et l'on peut juger, par son exemple, du degré d'influence du climat sur l'homme et sur le talent.

« Qui osera dire que le milieu et toutes les circonstances diverses du régime et des habitudes, la vie sédentaire ou la locomotion fréquente, la vie méditative dans les grands bois silencieux ou au bord de la mer retentissante, la vie enterrée dans un trou de province ou bouillonnante au creuset de Paris, qui osera dire que toutes ces choses et mille autres analogues, soient sans influence sur l'homme, et par conséquent sur son œuvre ? »

Je n'ignore pas d'ailleurs les reproches qu'on peut lui faire. Cet homme a passé toute sa vie à la recherche des sensations agréables et c'est en quoi les héros de l'abnégation et du sacrifice peuvent lui être

sévères; mais il avait aussi la constante passion de connaître la raison des choses et la force soutenue d'étudier les secrets mobiles des actions humaines : en quoi il est encore utile et admirable.

D'ailleurs il s'est bien ennuyé cet ami du plaisir et des choses riantes! Amoureux du soleil, il a eu des heures bien sombres !... Mais du moins, en mourant, il a laissé derrière lui quelque chose; il n'est pas mort tout entier, et le sentiment de sa force, l'espoir d'être compris plus tard ont adouci toutes ses tristesses.

Je devrais, pensait-il, écrire ma Vie; « Je saurais peut-être, enfin, quand cela sera fini, dans deux ou trois ans, ce que j'ai été, gai ou triste, homme d'esprit ou sot, homme de courage ou peureux; enfin, au total, heureux ou malheureux.

Au fond, cher lecteur, je ne sais pas ce que je suis bon, méchant, spirituel, sot, ce que je sais parfaitement, ce sont les choses qui me font peine. ou plaisir, que je désire ou que je hais.

Un salon de provinciaux enrichis et qui étalent du luxe est ma bête noire, par exemple. Ensuite, vient un salon de marquis et de grand-cordon de la Légion d'honneur, qui étalent de la morale. Pour moi, quand je vois un homme se pavanant dans un salon (comme M. le comte de S....., par exemple), avec plusieurs ordres à la boutonnière, je suppute involontairement le nombre infini de bassesses, de

platitudes, et souvent de noires trahisons qu'il a dù accumuler pour en avoir reçu tant de certificats.

Un salon de huit ou dix personnes aimables, ou la conversation est gaie, anecdotique, et où l'on prend du punch léger à minuit et demi, est l'endroit du monde où je me trouve le mieux. Là dans mon centre, j'aime infiniment mieux entendre parler un autre que parler moi-même. Volontiers je tombe dans le silence du bonheur, et, si je parle, ce n'est que pour payer mon billet d'entrée. »

III.

Utilité de son œuvre. Sa sincérité. Son originalité.

Il s'agit maintenant de faire pressentir en quoi son œuvre a été vraiment utile, sincère, originale. Comme je n'ai pas entrepris son éloge quand même et que ma franchise à son égard n'a d'égale que ma sympathie, je n'éprouve aucun scrupule à constater que ses sentiments habituels sont l'égoïsme spirituel et sensuel; l'amour peut être exagéré des plaisirs sensibles et surtout un orgueil d'esprit souvent dissimulé, parfois visible, dont il souffrait : cet orgueil qui fut sa force et qui fut aussi son tourment.

Heureusement en cela, comme en toutes choses,

il fut sincère. C'est bien à tort qu'on l'accuse d'affectations cyniques et de paradoxes. Sa pensée elliptique n'est pas toujours comprise, à cause de sa concision, mais c'est la logique qui la dicte et non la fantaisie. Il peut vous sembler paradoxal, mais il n'y vise pas, et, au fond, il ne l'est pas. Ces prévisions lointaines, ces vues pénétrantes lui sont naturelles. Et comme il ne ressemble à personne, il s'exprime d'une façon qui vous semble étrange. Mais il est toujours sincère, il ne pose pas; et son étrangeté qui vous blesse, ses singularités choquantes viennent de ce qu'il raisonnait par luimême, par lui seul, et cherchait à se faire, grâce à la logique et à l'expérience, des idées à lui sur toutes choses.

En 1837, il écrivait d'Autun, au mois d'avril : « Nous arrivons à un siècle où l'on n'écoutera plus que l'homme qui aura des opinions individuelles. On ne voit déjà plus que les demi-sots, les paresseux ou les timides répéter les opinions à la mode.

Quelle belle solitude que celle d'un jeune homme de Semur ou de Moulins, pour se former une opinion sienne sur cinq ou six sujets! Quel homme distingué, rare, considéré dès qu'il aurait parlé, que celui qui, à vingt-cinq ans, possèderait une opinion à lui sur cinq ou six articles!

A Paris, la distraction est trop continuelle, même pour le jeune homme de vingt ans qui a le bonheur

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