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adorait l'imprévu. L'habitude monotone lui donnait la nausée. Il détestait la routine banale de la petite vie de province. Les idées croupissantes des petits bourgeois, les convictions irraisonnées des dévots, les mesquins sentiments des canuts le dégoûtaient plus qu'on ne peut dire. Ses jugements sévères sur ces hommes et sur ces choses lui étaient dictés par l'odieux souvenir de l'ennui qu'il en avait subi. Il partageait l'avis de ces docteurs en médecine qui autorisèrent le duc de Lauraguais à poursuivre au criminel un ennuyeux pour tentative d'homicide. Il pensait, avec Sterne, que les pires coquins sont les sots qui nous dérobent à la fois notre temps et notre patience.

Volontiers prodigue de tout, excepté de son attention, il ne reconnaissait dans le monde que deux espèces de gens: ceux avec qui il s'amusait, et ceux auprès desquels il s'ennuyait. « Faire le moindre sacrifice, se donner la moindre peine pour se concilier l'estime ou l'affection des derniers, c'était s'exposer à des relations qui lui étaient insupportables. » L'esprit indépendant ou, si l'on veut, vagabond, de Beyle, se refusait à toute contrainte. Tout ce qui gênait sa liberté lui était odieux, et je ne sais pas trop, dit son ami M. Mérimée, s'il faisait une distinction bien nette entre un ennuyeux et un méchant homme.

Sa curiosité constante de connaitre tous les mystères du cœur humain l'attirait même parfois auprès des gens pour lesquels il avait peu d'estime. « Mais,

disait-il, au moins avec eux il y a quelque chose à apprendre. » D'ailleurs son esprit fier, loyal, incapable d'une bassesse, l'éloignait de pareille compagnie, dès qu'il s'y rencontrait quelque avantage autre qu'une satisfaction de curiosité 1.

Ami de la franchise, ennemi irréconciliable du mensonge (ne jamais pardonner un mensonge était une de ses maximes); la bigoterie morale était une autre source d'ennui pour lui; l'hypocrisie religieuse le faisait bondir ou bailler. Jamais il ne put croire qu'un dévot fut sincère. « Je pense, dit à ce sujet son ami M. Mérimée, que le long séjour qu'il avait fait en Italie n'avait pas peu contribué à donner à son esprit cette tournure irréligieuse et agressive qui se montre dans tous ses ouvrages et qu'on lui a si vivement reprochée. »

Pour conserver la foi et l'appétit, pour aimer la cuisine il est bon de ne pas la voir faire, et Stendhal, à Rome, connaissait très-à-fond tous les cuisiniers du Conclave.

Affable et complaisant avec ses égaux, il ne pouvait souffrir aucune morgue ni aucune contrainte. Il voulait déployer, à son aise, sa liberté, dans un milieu où elle parut aimable. Voilà pourquoi il aimait l'Italie et Paris, Paris surtout, l'heureux asile de la charmante indépendance, Paris, la ville du monde où la société

1 Notes et Souvenirs.

est la plus tolérante, la plus libérale, la plus ouverte à l'esprit, la plus sensible au mérite personnel, Paris où il n'est pas besoin de rechercher la solitude pour y garder sa liberté, Paris enfin, qui sait estimer les gens d'esprit à leur valeur et les comprend, les devine à demi-mot, tant son empressement envers eux est attentif et sympathique. Stendhal le savait bien lui, le brillant causeur, estimé des meilleurs salons, lui qui reconnaissait que « l'esprit et le génie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur en abordant en Angleterre. >>

Et la province donc, où l'esprit est une non-valeur et où l'homme indévot et romanesque est suspect au bout de trois mois pensez-vous que, par les contraires, elle n'ait pas rendu notre ami Stendhal amoureux de Paris, amoureux fou!

Ainsi, disent ses bons critiques, il aimait la licence, heureux de la cacher « dans le sein de la capitale, dans la forêt touffue de la grande Babylone moderne.» Ainsi, les conventions sociales les plus respectables et la morale sacrée, lui pesant comme ennuyeuses, il nie ces préjugés vulgaires, pour se mettre à l'aise, et se laisser vivre suivant sa nature égoïste, ses réflexions épicuriennes, ses calculs personnels et ses instincts. Ainsi, il se fait à lui-même une morale facile, composée des devoirs qu'il aime et repoussant ceux qu'il n'aime pas. C'est un homme immoral que votre Henri Beyle.

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Mon Dieu oui, il s'est fait une morale lui-même, une doctrine harmonieuse, logique, qu'il théorise d'après ses sentiments et ses actes, étudiés et analysés dans leur cause et leurs conséquences, avec une vive passion d'esprit. Peu d'hommes assurément lui ressemblent, mais est-il donc nécessairement immoral parce qu'il n'est l'homme d'aucune province, d'aucune coterie, ni école, ni système, ni secte, d'aucun métier ? Il avait beaucoup lu sans doute Helvétius et les autres philosophes du XVIIIe siècle; mais son système éclectique et expérimental était à lui.

Nous analyserons avec soin sa philosophie. Je n'ai parlé jusqu'à présent que de ses goûts, de son art dans le choix et la direction de sa Vie. Et vous verrez, j'espère, que pour pénétrer au sein de la philosophie, la plus mauvaise porte n'est pas celle du plaisir. C'était dans tous les cas la manière de Stendhal, qui était le contraire d'un savant d'école et d'un pédant gourmé.

Comme Balzac, Stendhal est un médecin du cœur, un psychologue-physiologiste, un grand connaisseur d'âmes.

Quand on demandait à l'auteur des Parents pauvres, quelle était sa profession, il disait qu'il était : « docteur ès-sciences sociales. >> « Observateur du cœur humain,» répondait, à son tour, Stendhal; et les sots en tremblaient, pensant que c'était une

façon élégante de s'avouer « espion de police. » En effet, il observait partout, à la guerre, en province, dans la rue comme dans les salons. Son laisser-aller lui servait. « Le ciel, disait-il, m'a donné le talent de me faire bien venir des paysans. » Il avait le don et le génie de la familiarité; il se mêlait gaillardement à tous, et, dans ce grand spectacle du monde, il s'instruisait partout.

Ce n'est guère dans le cabinet qu'on peut bien apprendre la Vie; il faut y rapporter les observations faites dans la mêlée humaine. Ainsi faisait Stendhal. Ses expériences charmantes, suivies de réflexions. profondes sur les causes de ses sensations lui ouvraient, à chaque pas, de nouvelles perspectives où il se lançait sans crainte, avec une grande témérité d'esprit. Cette façon de philosopher nous montre en lui un homme original qui veut à la fois jouir et comprendre, qui jouit d'autant mieux qu'il comprend davantage, qui calcule habilement pour augmenter ses jouissances, qui souhaite l'imprévu et la soudaineté de la sensation pour en retrouver, dans un éclair, la jeunesse perdue, la naïveté première et la fraîcheur.

Sa Correspondance inédite nous le révélera tout entier dans le négligé savant de sa vie journalière. Nous verrons que, pour lui: lire, voyager, diner et faire l'amour à l'italienne, c'est-à-dire l'amour facile, mélange inégal de volupté raffinée et de sentiment

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