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exprimées, n'ont pas été indiquées par ses biographes et bien que Stendhal ait été bien plus un philosophe et un amateur de lettres et de beaux-arts qu'un homme politique, on ne peut pas être complet dans sa critique, en passant ces opinions-là sous silence.

VIII.

En lisant ces jugements et ces opinions, extraits de sa Correspondance, on peut déjà juger le style de Stendhal, car sa façon d'écrire est la même partout; dans ses lettres et dans ses ouvrages. Il écrit rapidement, sous la dictée de ses sentiments et de ses idées, absolument comme il pense et comme il parle, en ne songeant à rien qu'à la clarté. Tous les jours il prenait la plume, pour se faire plaisir à lui-même. et pour ces amis inconnus auxquels il dédiait ses livres to the happy few, c'est-à-dire à ce petit nombre de gens heureux qui ont des loisirs occupés et qu'il définissait en disant qu'ils ont plus de cent louis de rente et moins de vingt mille francs. C'est dans cette classe d'hommes libres et indépendants qu'il appelait la classe pensante, qu'il espérait trouver ses lecteurs. Il ne voulait point d'autre public. Les gens riches il les récusait à cause de leur paresse et de leurs préjugés, et d'un autre côté il ne pouvait être compris dans la classe qui travaille pour vivre, qui a

peu de loisir et qui n'a, malheureusement, ni le goût ni le temps de lire. Combien peu d'hommes, disait-il, ont le temps ou le désir de se faire une bonne logique, un art à eux de penser juste! et je n'écris que pour ceux-là. Quant à la gloire, il disait qu'un ouvrage est un billet à la loterie. Il laissait donc au hasard le succès de ses livres, comme le soin de les composer. Il aimait à écrire, il écrivait beaucoup, mais avec négligence, au jour le jour, sans plan prémédité et il en convenait. Je ne fais pas métier d'écrire, disait-il, j'aime mieux encourir le reproche d'avoir un style. heurté que celui d'être vide... J'écris comme on fume un cigare; une page qui m'a amusé est toujours. bonne pour moi... Je n'ai point de style, mais je pense tout ce que j'écris. Combien d'auteurs à Paris peuvent en dire autant? Il se flatte de voir juste et de déduire rigoureusement. On ne lui voit, comme écrivain, aucun autre genre d'ambition. La plume ne lui sert qu'à préciser les faits et les idées qui doivent lui servir pour son étude de l'homme, sujet unique de ses pensées comme de ses ouvrages. Il ne se disait point d'avance je vais traiter tel sujet, je vais composer un tel livre. Non, préoccupé de la science du bonheur qui lui paraissait être la première et la plus importante pour l'homme, il n'a jamais songé qu'à cet éternel et capital objet d'intérêt pour l'esprit humain. Il a consacré toute sa vie à cette science utile et pratique et c'est sa vie elle-même qui fait le fond et

la substance de tous ses ouvrages. C'est un peu la méthode épicurienne de Montaigne, méthode originale qui a bien des dangers, mais qui a aussi des avantages.

Au lieu de faire un livre avec préméditation: il vaut mieux vivre et le laisser se faire en nous. Moins régulier, sans doute, il sera de cette façon plus naturel et plus humain. On préfère un homme qui pense et s'exprime avec une négligence aimable qu'un habile jongleur de la phrase dont tout le mérite. consiste à enfiler des mots. J'aime mieux, pour mon compte, les pages de notes de Stendhal qui écrit pour s'amuser, en amateur-philosophe; quand il en a le temps et l'envie, j'aime mieux ces pages même négligées de forme, (elles ne le sont pas toutes,) que ces ouvrages académiques dont la belle ordonnance masque le vide et la banalité.

Cependant Stendhal est plus qu'un amateur, c'est un artiste paresseux qui ne ceint pas ses reins et parfois se néglige. Comme il écrit toujours sans rien composer, au jour le jour et par juxtaposition, la suite, la progression d'intérêt manquent à la plupart de ses œuvres dont les volumes pourraient être indifféremment plus petits ou plus gros. C'est là l'inconvénient qu'on signale !... Eh, mon Dieu, je ne l'ignore pas; mais il faut tout dire pour ne pas être injuste. Le grand charme, le grand mérite est qu'il n'y a jamais de remplissage et qu'il fait plus penser dans une page

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qu'un professeur titré dans un gros livre couronné par l'Institut. — Quand on se fait un métier d'écrire, on tire à la ligne et à l'alinéa, on se rend la main plus habile, la plume plus souple à la copie, on allonge, on parait plus fécond; mais on multiplie de la sorte les « nouveautés, 1» sans penser plus: de telle façon qu'il y a beaucoup plus de pages et plus de droits d'auteur pour le même nombre d'idées. Bien des gens gagneraient à n'écrire, comme lui, qu'à leurs heures, sans violenter la muse, aux seuls moments d'inspiration. Écrivez, quand cela vous amuse, et ne prenez jamais la plume à contre cœur ou à regret. Est-ce du sybaritisme, du dilettantisme? Non, c'est de la conscience, c'est de la haute morale littéraire. Écrivez, parce que cela étend, conserve et multiplie la Vie, parce que cela y fait pénétrer l'Art; parce que c'est le seul travail qui ne se fasse pas à part et en dehors d'Elle; parce qu'enfin on continue et souvent on élève et on honore son Existence en l'employant ainsi. Tous les autres emplois de la Vie la mutilent, (je parle des emplois réputés les plus grands;) seul l'Art y ajoute et l'embellit. Écrivez, comme le fit Stendhal, c'est-à-dire comme un homme qui pense, qui sent le beau, le bon et qui l'exprime, sans songer à rien d'autre qu'à le bien exprimer.

Ce que j'aime encore dans Stendhal, c'est que

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n'ayant jamais songé, d'avance à faire des livres, il fait imprimer et paraitre ses opuscules quand ils sont faits d'abord pour les pouvoir lire plus aisément lui-même, et puis, pour être utile à quelques esprits curieux. Dès qu'ils sont terminés, il les donne au public sans s'inquiéter beaucoup, d'ailleurs, de leur succès. Comme ce n'est pas à la foule qu'il s'adresse, peu lui importe le bruit et la vogue. Pour les fuir, il n'est pas de prête-noms qu'il ne prenne, ni de ruses redoublées qu'il n'emploie. Il sait bien que, malgré leurs masques, ses livres iront à leur adresse, c'est-à-dire à ces hommes d'esprit sérieux qui réfléchissent, qui devinent; qui ne craignent pas de trouver dans un livre matière à raisonnements et à déductions logiques. Quant à la gloire, il disait qu'un ouvrage est un billet à la loterie. « L'Africa est oubliée et c'est par des sonnets que Pétrarque est immortel. Écrivons donc beaucoup. D'ailleurs, après l'exercice que pratique notre amie S..., écrire est, pour un pauvre diable, le plus grand plaisir. »

Les livres de Stendhal, je l'avoue, ne sont au fond que des pages de sa vie vécue. Il prend de temps en temps, quand bon lui semble', une feuille

1 « Pour étre Artiste après les La Harpe, il faut un courage de fer. 11 faut encore moins songer aux critiques qu'un jeune officier de dragons, chargeant avec sa compagnie, ne songe à l'hôpital et aux blessures. C'est le manque absolu de ce courage qui cloue dans la médiocrité tous nos pauvres poëtes. Il faut écrire pour se faire plaisir à soi-même, écrire

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