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évolutions successives des lignes de la bataille, tandis que de leur place, dans le rang, ils n'ont pu évidemment en saisir qu'un côté imperceptible dans un horizon très-borné. Pour Henri Beyle, comme pour Fabrice', tout ce qu'on peut voir d'une bataille se réduit à très-peu de chose... On entend le canon, on voit voler la terre sous le choc des boulets, des mouvements sans suite, de la fumée, de la poussière et du désordre. Tous ceux qui prétendent y voir davantage, sont des gens doués d'une vive imagination.

Voici quelques passages de ce journal écrit à Bautzen, le 21 mai 1813, pendant qu'on se canonne:

« Le 20, à deux heures du matin, fausse alerte. A onze heures, nous montrons assez de bravoure en allant trois fois jusqu'à nos vedettes, sous le feu de la place, qui était à un tiers de portée de canon, et qui pouvait nous foudroyer... J'ai toutes les peines du monde à engager ces petites âmes à venir voir la bataille. Nous apercevons parfaitement Bautzen du haut de la pente vis-à-vis de laquelle il est situé. Nous voyons fort bien, de midi à trois heures, tout ce qu'on peut voir d'une bataille, c'est-à-dire rien. Le plaisir consiste à ce qu'on est un peu ému par la certitude qu'on a que là se passe une chose qu'on sait être terrible. Le bruit majestueux du canon est pour beaucoup dans cet effet. Il est tout à fait d'accord avec l'im

Voir le début de la Chartreuse de Parme.

pression. Si le canon produisait le bruit aigu du sifflet, il me semble qu'il ne donnerait pas tant d'émotion. Je sens bien que le bruit du sifflet deviendrait terrible, mais jamais si beau que celui du canon. »

Voilà tout ce que l'on peut voir d'une bataille, quand on est bien placé. « Les spectateurs, MM. P..., M..., F..., etc., ajoute Beyle, voient beaucoup avec leur imagination. Ils racontent tous les mouvements que vient de faire un carré, qui a changé de position, de forme, etc. Je les laisse dire, Un quatrième arrivant, de bonne foi, auxquels ils parlent de leur carré, leur demande si ce n'est pas plutôt une haie. On ne voit bien distinctement que les coups de canon; on entend un feu plus ou moins nourri de fusillade. »> Et c'est tout, c'est ce rien qui prête tant à dire à tous ces vieux braves qui, à force de raconter, s'imaginent sérieusement et réellement avoir vu ce qu'ils décrivent.

Stendhal dit la vérité, et c'est cette franchise, dénuée de toute exagération qu'il apporte partout et qui devient si rare. Stendhal qui n'est pas dupe, ne cherche pas non plus à vous en faire accroire. Il a le respect de la vérité.

Bien qu'il ne se soit jamais beaucoup préoccupé de politique, il aimait trop la liberté et l'indépendance dans la vie privée pour ne pas la vouloir dans la vie publique. Il était donc libéral de tempérament, autant que de réflexion et d'étude. « Dominique, disait-il,

en 1818, se fiche d'être conquis; il aime mieux le jury pour la presse et les Prussiens. » Il détestait le gouvernement personnel auquel il préférait spirituellement le gouvernement par soi-même. Il voulait, dans toute sa réalité, une constitution libérale et parlementaire, une véritable représentation de la nation qui est, disait-il, ou plutôt qui doit être la seule maîtresse de ses destinées. « Nous n'aurons pas toujours des gens de génie pour ministres. M. de Choiseul était bien puissant, il a eu pour successeur l'infâme d'Aiguillon. Si les deux tiers des Français disaient qu'il est nuit à dix heures du matin, le king doit dire de même si le métier lui plaît.

» Je ne vois pas de milieu, il faut être tyran de fer comme Bonaparte, ou raisonnable et laissant raisonner. Je veux la constitution actuelle (1818) moins les deux noblesses, et plus le jury pour la presse... La France aura la colique jusqu'à ce qu'elle accouche de cela; c'est l'avis, à peu près unanime, des voyageurs anglais. »

Il sentait bien que ce passage du despotisme à la liberté ne peut pas se faire sans difficultés. Il faut se donner la peine de vouloir, et apprendre à marcher tout seul, après qu'on a été longtemps garotté et tenu en lisières. « Remarque bien, dit-il à son ami Colomb, que la sensation pénible qu'un individu éprouve à rompre des habitudes vicieuses est également ressentie par un peuple. La liberté demande

qu'on s'en occupe. Durant les premières années, cette gêne masque aux yeux des sots le bonheur qui doit résulter des nouvelles institutions. >>

C'est cette gène des premiers moments d'un régime libre qui a seule empêché en France létablissement durable de la République. D'ailleurs il ne croyait guère à l'efficacité de l'arbitraire, de la contrainte et des lois d'exception inventées par le despotisme. Une collection de baionnettes ou de guillotines, écrivaitil à un riche ultrà de ses amis, ne peut pas plus arrêter une opinion qu'une collection de louis ne peut arrêter la goutte. «En lisant votre lettre, je riais de bon cœur de votre ignorance politique. Vous me rendez ce rire quand je vous parle de Viganò et nous avons tous deux raison, car il n'y a pas de moral, et nos physiques sont différents... Le bon, entre amis, c'est d'être francs; comme cela, on se donne le plaisir de l'originalité. Donc, à l'âge près, je voudrais être Grégoire. Mon seul défaut est de ne pas aimer the blood; mais, puisque on ne peut compter sur rien, pas même sur la Charte, je me réjouis de l'élection de Grégoire', bien plus qu'au moment où nous la fimes. »

On voit qu'il ne craignait pas de dire bien franchement sa pensée à un homme important du parti

Grégoire avait été nomm3, gràce à lui et à ses amis, deputé de l'opposition à Grenoble.

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contraire. Il se moquait des idées arriérées de son ami l'ultrà et se montrait à lui ouvertement : un chien de libéral. Tout ce qui a le temps de penser en France, lui disait-il, tout ce qui a quatre mille francs de rente en province, et six mille francs à Paris, est centre gauche. On veut l'exécution de la Charte sans secousse, une marche lente et prudente vers le bien; que surtout le gouvernement se mêle le moins possible du commerce, de l'industrie, de l'agriculture; qu'il se borne à faire administrer la justice et à faire arrêter les voleurs par ses gendarmes.

« Trouver du plaisir à faire le mal du plus grand nombre, pour le plaisir du petit, id est ultrà.

» Vous trouverez ce que dessus ridicule, et nous n'en serons pas moins bons amis; au contraire, il n'y a rien de plus agréable que de se dire de bonnes injures. Le Commentaire sur Montesquieu contient exactement mon Credo politique. Lorsque l'auteur 2 me donna le livre, il me dis de n'en pas parler; c'est pourquoi je vous le dis de Jefferson. Si on en fait une seconde édition, envoyez-m'en deux exemplaires... Surtout continuons à nous moquer du fond du cœur l'un de l'autre ; tout le reste est fade. »

Ces opinions libérales d'Henri Beyle, si nettement

Le mépris des gens que je méprise m'est indifferent Si j'avais des opinions à émettre, je serais centre gauche (1825).

* M. Destutt de Tracy.

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