Page images
PDF
EPUB

cela pour huit mille francs à Paris. Ce serait le brochet qui ferait courir vos carpes; il troublerait un peu le concert de louanges réciproques que vos savants se renvoient sans cesse avec un accord si touchant.

» Je m'imagine que Paer et Spontini sont jaloux de Rossini. Vif, généreux, brillant, rapide, chevaleresque, aimant mieux peindre peu profond que s'appesantir; sa musique, comme sa personne, est faite pour faire raffoler Paris. »

Il exalte souvent, et peut-être outre-mesure, le génie du compositeur de ballets, Viganò, et comme son correspondant de Paris s'étonne et se récrie, Beyle lui répond: « Tout homme qui a un succès immense dans sa nation est remarquable aux yeux du philosophe. Je vous dis que Viganò a eu ce succès. Par exemple, on payait quatre mille francs par an les compositeurs de ballets; lui a quarante-quatre mille francs pour 1819. Un parisien viendra qui dira: « Fi, l'horreur!» Il peut être de bonne foi; seulement je dirai tout bas: «Tant pis pour lui. » Si Viganò trouve l'art d'écrire les gestes et les groupes, je maintiens qu'en 1860 on parlera plus de lui que de Madame de Staël. Donc, j'ai pu l'appeler grand homme, ou du moins, homme extrêmement remarquable et supérieur, comme Rossini et Canova, à tout ce que vous avez à Paris en beaux-arts ou littérature. »

Voici son jugement, un peu trop sévère, mais clairvoyant sur Madame de Staël :

« Il me semble, écrit-il, voir une femine dépourvue de sensibilité et surtout de la pudeur de la sensibilité, mais pleine d'imagination et d'esprit, sans aucune instruction autre que celle d'avoir lu Hume et peutêtre Montesquieu sans y rien comprendre. Elle est lancée dans les salons de l'Europe, et passe sa vie avec les premiers hommes du siècle; elle accroche une phrase sur chacun des grands problèmes qui sont en discussion depuis trente ans. Mais, au milieu de cette cohue du grand monde qui fait le bonheur de cette femme mélancolique, sa véritable étude est celle des succès de salon et des caractères divers de ses amis.

» La bonne compagnie ne peut être composée que de gens qui emploient aux jouissances fines de l'esprit et du cœur le temps que les autres classes sont obligées de consacrer au soin de leur fortune. La bonne compagnie est donc nécessairement aristocrate. Comment s'y prendra la fille d'un banquier genevois pour vivre avec des duchesses? Elle s'attachera au ministère comme à son patrimoine ; elle ne pourra vivre sans avoir un ministre dans sa famille ; elle parlera sans cesse de son père aux grandes dames, parce que, pour elle, c'est montrer ses parchemins.

» Ce qui me persuade que les vues précédentes sont assez justes, c'est qu'elles rendent raison de l'étonnante bigarrure des Considérations.

» Comme la tête de l'auteur ne savait tirer des

conséquences de rien dans les matières sérieuses, son livre est une collection de phrases qui se touchent bout à bout, mais dont chacune contredit la précédente; c'est un résultat naturel de sa manière de composer. Madame de Staël a casé dans sa mémoire toutes les phrases spirituelles qu'elle a dites et entendu dire sur tout depuis quarante ans.

» C'était, cependant, il faut le dire, un spectacle curieux et attrayant que celui qu'offrait le château de Coppet, lorsque Madame de Staël en faisait les honneurs. Le sentiment aristocratique d'appartenir à une société choisie, on doit l'avouer, entrait pour les trois quarts dans le charme de ces réunions. Cette femnie unique improvisait au milieu d'une foule de gens qui se trouvaient tout fiers d'ètre là. Ce n'étaient point l'épanchement et la gaieté qui animaient le salon de Coppet; mais d'un côté l'affectation et de l'autre le plaisir d'entendre dire, sans préparation, des choses aussi étonnantes. J'admirais la sottise de Napoléon de n'avoir pas su gagner un être aussi séductible et destiné à produire tant d'effet sur des Français. Pourquoi, par exemple, ne pas lui offrir la place de Madame de Pompadour, avec une dotation annuelle de deux préfectures et de cent places de juge ou de chambellan?

» Le principal mérite de Madame de Staël est de bien peindre les hommes avec lesquels elle a diné: Sieyes, par exemple. De plus, son livre contient un

bon choix d'anecdotes; mais combien ce style tendu et visant à l'effet est au-dessous de sa charmante et entraînante conversation! »

Rendant compte de l'ouvrage de M. de Jouy, intitulé: De la morale appliquée à la politique, il indique, en passant, les conditions du succès populaire.

«M. de Jouy est le Book-maker1 à la mode; c'est un homme aimable, et ses livres aussi sont aimables, mais sans aucune profondeur; cela même est un avantage qui se paie fort cher. La profondeur serait un défaut dans le vrai Book-maker. Un livre, pour se bien vendre, doit: 1° avoir un joli titre; 2o être écrit sur un sujet à la mode; 3° être facilement compris.

» Or, maintenant, rien de plus à la mode que les discussions politiques, tantôt sur la meilleure forme de gouvernement, tantôt sur les chances de succès des deux partis ultra et libéraux. M. de Jouy a lu les Garanties de M. Daunou, les Principes politiques de M. Benjamin Constant; il a traduit les idées de ces Messieurs en style de journal; il s'est vanté dans le Constitutionnel et le Miroir, dont il fait la fortune, et voilà un livre dont on vend deux mille exemplaires et qui rapporte six mille francs à son auteur.

» Du reste, le livre est amusant, la morale surtout est excellente. Le but de l'ouvrage est de prouver

1 Faiseur de livres.

que toute cruauté retombe tôt ou tard sur le parti qui la conseille au gouvernement. Mais c'est un livre que les gens instruits ne lisent pas, ils ont vu les mêmes choses mieux dites ailleurs. »>

Avant de montrer quelles étaient ses tendances politiques, je puis dire en passant qu'il n'aimait pas la guerre, lui qui l'avait faite avec bravoure et qui l'avait vue longtemps et de près. Seulement, comme s'il eût été humilié de paraitre humain et sensible, il cachait son émotion comme une faiblesse. Il écrit de Wels, le 3 mai 1809: « J'eus réellement envie de vomir en traversant Ebersberg, en voyant les roues de ma voiture faire jaillir les entrailles des corps des pauvres petits chasseurs à moitié brûlés. Je me mis à parler pour me distraire de cet horrible spectacle; il résulte de là qu'on me croit un cœur de fer. >> Dans son journal écrit à Bautzen, le 21 mai 1813, pendant qu'on se canonne, on trouve encore sa pensée très-énergiquement exprimée sur la guerre et ceux qui la font: «Les intérieurs d'âmes que j'ai vus dans la retraite de Moscou, écrit-il dans ce journal, m'ont à jamais dégoûté des observations que je puis faire sur les êtres grossiers, sur ces manches à sabre qui composent une armée. »

Dans ce même journal il indique très-bien ce qu'un témoin peut voir dans le spectacle d'une bataille. C'est une leçon pour ces braves militaires qui en racontant leurs campagnes, vous expliquent toutes les

« PreviousContinue »