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on est personnel, égoïste; on songe, comme Stendhal, trop souvent, trop continuellement au bonheur. « Suis-je un homme heureux? » se demandait Stendhal; et, quel est le meilleur moyen de le devenir? Telle était sa préoccupation habituelle et profonde. C'est la question qui sollicite obscurément tout homme en ce monde. H. Beyle se la posait nettement et y répondait avec détail et avec franchise. lui a reproché avec amertume (je n'ose dire avec hypocrisie), les sentiments naïfs exprimés d'une façon bien spirituelle dans une lettre que, pour ma part, je trouve tout simplement charmante.

On

« Je ne suis point, dit-il, de ces philosophes qui, lorsqu'il fait une grande pluie le soir d'un jour, étouffant du mois de juin, s'affligent de la pluie, parce qu'elle fait du mal aux biens de la terre, et, par exemple, à la floraison de la vigne. La pluie, ce soir là, me semble charmante, parce qu'elle détend les nerfs, rafraichit l'air, et, enfin me donne. du bonheur. Je quitterai peut-être le monde demain; je ne boirai pas de ce vin dont la fleur embaume les collines de la Côte-d'Or. » Bien qu'on ne l'avoue pas toujours, j'imagine qu'on pense et qu'on sent volontiers comme lui.

.. Lorsque l'on détourne la vue des résultats sérieux de la Révolution, un des spectacles qui

1 Stendhal, œuvres complètes. Correspondance inédite, 1e série.

frappent l'imagination, c'est l'état actuel de la société en France. Veuve de ces êtres gais, char mants, aimables, ne prenant rien au tragique, la société ressemble à l'année dépouillée de son printemps.... Je suis un petit citoyen fort obscur, fort peu fait pour influer sur les autres; je cherche le plaisir tous les jours, le bonheur quand je puis; j'aime la société et je suis affligé de l'état de marasme et d'irritation où elle se trouve.

N'est-il pas bien triste pour moi qui n'ai qu'une journée à passer au Salon, de le trouver justement. occupé par les maçons qui le reblanchissent, par les peintres qui me font fuir avec l'insupportable odeur de leur vernis, enfin, par les menuisiers, les plus bruyants de tous, qui remettent des chevilles au parquet à grands coups de marteau. Hélas! Messieurs, que ne m'a-t-il été donné d'habiter le Salon la veille du jour où vous y êtes entrés.1 »

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En réalité, comme l'instinct naturel nous pousse tous au bonheur, il faut ne le voir qu'en gros et ne le vouloir que par les grandes choses. On se déprave en l'analysant parce que le plaisir n'est, en effet, que dans une addition de petites choses séparément futiles, ou basses, ou matérielles, justement dédaignées des âmes héroïques altérées d'infini. Tant que l'infini nous tourmente, nous pouvons être des héros; dès

1 Paris, le 15 juin 1824.

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que la sagesse de l'âge nous ramène au relatif, nous risquons d'attacher trop d'importance aux éléments mesquins dont se compose réellement notre pauvre bonheur. La décomposition faite par l'esprit, se transforme alors et se résume dans la déchéance et dans l'apparente corruption du cour. - C'est le résultat certain de l'analyse. Qui veut se rendre heureux, hors du dévouement, devient vite un épicurien méprisable. Voilà la vérité. Mais Stendhal s'en relève par son ambition secrète d'être utile, par cette réflexion profonde et fréquente, cette ardeur au travail qui ont fini par le tuer. Est-ce une vie inutile que la sienne? Toute dévouée à l'Art et à la science du cœur, à la connaissance de l'homme qui sont certes les plus importantes!

Et quel esprit étroit viendrait lui reprocher d'avoir trouvé du plaisir en nous rendant à tous un signalé service par ses recherches incessantes et par la féconde originalité de son esprit ?

Sans la vigueur de cet esprit, sa riche nature, longtemps comprimée par une éducation trop rigide et par un métier froid, aurait pu, je le crains, se pervertir dans des plaisirs sans gloire et sans profit. Mais son génie robuste a triomphé de ces dangers. Il y échappe par l'alternative continuelle d'une analyse pénétrante et d'un abandon volontaire à la sensation présente.

Mais n'est-ce pas une manière charmante d'aller à

la gloire que d'analyser ses plaisirs? Est-ce qu'on blame Tibulle ou Properce d'avoir conquis une gloire immortelle en chantant, avec grâce, leurs amours éphémères. Entre les poëtes érotiques qui nous émeuvent un instant par l'aimable tableau de leurs maîtresses, et ce philosophe de l'amour qui pose les fondements d'une science nouvelle: admirable dans ses premières ébauches comme dans ses conséquences possibles, je n'hésite pas ; mon choix est au dernier.

Je m'instruis avec Stendhal et j'admire, non sans quelques réserves, l'émule de La Rochefoucault, le profond physiologiste du cœur.

II.

Son Art dans le choix et la direction de sa Vie.

Cette constante préoccupation de donner à sa Vie l'emploi le plus utile et le plus agréable, et à soimême la plus grande somme de bonheur possible, devait le conduire à rechercher les plaisirs élevés et sensibles de l'amour.

Habile dans les relations mondaines à dissimuler sa tendresse, il prêchait volontiers l'amour-goût; mais il était capable aussi d'amour passionné. Ses biographes en citent des exemples sur lesquels nous reviendrons.

Son amour n'est pas d'habitude platonique; mais l'amour platonique est-il donc, après tout, un idéal bien sain? H. Beyle était un homme complet, non un jésuite; il avait des sens souvent impérieux; mais son amour, relevé par un sentiment vif, embelli par son esprit aimable, était difficile dans ses choix. Beyle ne séparait pas son estime de ses goûts. Le sentiment dont il était capable se distingue donc du caprice et de la sensation. On peut trouver qu'il reste encore mêlé de « grossièreté sensible » 1. Pour des anges ou des professeurs de philosophie spiritualiste c'est possible; mais je doute que les belles italiennes les préfèrent à Stendhal qui les aimait à sa manière: ce qui prouve apparemment qu'elles n'étaient pas blessées d'être aimées ainsi. Il y a temps pour tout d'ailleurs. Un peu de mysticisme ne nuit pas à l'amour. Dante adorait sa dame, Pétrarque adorait Laure, mais j'imagine que leurs maîtresses moins idéales, à la rencontre, n'y perdaient rien.

Considérant l'existence comme un voyage que l'on peut rendre agréable ou bien subir avec ennui, Stendhal a toujours et partout cherché, par un art exquis, à grouper dans sa vie, un choix de fleurs et de sensations agréables.

Il aimait les situations où elles pouvaient naître d'elles-mêmes, sans efforts et à l'improviste, car il

1 M. Caro.

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