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fait que j'aime beaucoup la mauvaise compagnie, où il y a plus d'imprévu. Autant que je me connais, voilà la fibre sur laquelle les hommes et les choses d'Italie sont venus frapper.

Il affichait, nous dit-on ', un profond mépris pour le caractère français et il était éloquent à faire ressortir tous les défauts dont on accuse, à tort sans doute, notre grande nation: légèreté, étourderie, inconséquence en paroles et en actions. Au fond, il avait à un haut degré ces mêmes défauts, et pour ne parler que de l'étourderie, il écrivit un jour de CivitaVecchia à M. de Broglie, ministre des affaires étrangères, une lettre chiffrée et lui transmit le chiffre sous la même enveloppe.

Toute sa vie il fut dominé par son imagination et ne fit rien que brusquement et d'enthousiasme. Cependant il se piquait de n'agir que conformément à la raison. D'ailleurs il ne discutait guère. Ceux qui ne le connaissaient pas attribuaient à un excès d'orgueil ce qui n'était peut-être que respect pour les convictions des autres : « Vous êtes un chat, je suis un rat, » disait-il souvent pour terminer les discussions.

Il n'avait aucune foi religieuse : « Ce qui excuse Dieu, disait-il, c'est qu'il n'existe pas. >>

Il avait fait un drame de la vie de Jésus-Christ. Il

H. B., par un des Quarante.

l'avait représenté comme une âme simple, naïve, toute pleine de sensibilité et de tendresse, mais incapable de commander aux hommes. Jésus-Christ, dans ce drame, exploitait à son profit la doctrine de Socrate. Y a-t-il de l'amour dans votre drame? lui demandaiton. Beaucoup! Et saint Jean le disciple chéri?» Il soutenait que tous les grands hommes ont eu des goûts bizarres et citait Alexandre, César, vingt papes italiens; il prétendait que Napoléon lui-même avait eu du faible pour un de ses aides-de-camp.

On aimait à l'entendre parler des campagnes qu'il avait faites avec l'Empereur. Mais ses récits ne ressemblaient guère aux relations officielles.

Sur l'amour Beyle était encore plus éloquent que sur la guerre. Il était toujours amoureux ou croyant l'être. Mais il avait eu de l'amour-passion pour madame Curial, alors qu'elle était dans tout l'éclat de sa beauté. Il avait pour rivaux bien des hommes puissants, entre autres un général fort en faveur, Caulaincourt, qui abusa un jour de sa position pour obliger Beyle à lui céder sa place auprès de la dame.

Le soir même, Beyle trouva moyen de lui faire tenir une petite fable de sa composition, dans laquelle il lui proposait allégoriquement un duel. Je ne sais si la fable fut comprise, mais on n'accepta pas la moralité, et Beyle reçut une verte semonce de M. Daru son parent et son protecteur. Il n'en continua pas moins ses poursuites.

Un autre amour-passion fut pour une belle milanaise nommée madame Grua. Malgré la bonne foi des Italiennes, qu'il opposait sans cesse à la coquetterie des nôtres, madame Grua le trahissait indignement. Elle avait eu l'art de lui persuader que son mari, le plus débonnaire des hommes, était un monstre de jalousie, et elle obligeait Beyle à se cacher à Turin, car sa présence à Milan l'aurait perdue, disait-elle. Une fois tous les dix jours, au cœur de l'hiver, Beyle venait à Milan dans le plus strict incognito, se cachait dans une méchante auberge et la nuit était introduit chez sa belle par une femme de chambre qu'il payait bien. Cela dura quelque temps et toujours des précautions infinies. Pourtant la femme de chambre eut un remords et lui avoua qu'on le trompait et qu'on avait autant d'amants différents qu'il passait de jours en exil. D'abord il n'en voulait rien croire; à la fin, cependant il accepta une expérience on le fit cacher dans un cabinet, et là, en mettant l'œil au trou d'une serrure, il vit, à trois pieds de lui, la plus monstrueuse pièce de conviction.

« Vous croirez peut-être, ajoutait Beyle, que je sortis du cabinet pour les poignarder? Nullement. Il me sembla que j'assistais à la scène la plus bouffonne et mon unique préoccupation fut de ne pas éclater de rire pour ne pas gâter le mystère. Je sortis de mon cabinet noir aussi discrètement que j'y étais entré, ne pensant qu'au ridicule de l'aventure, en riant tout

seul, au demeurant plein de mépris pour la dame, et fort aise, après tout, d'avoir ainsi recouvré ma liberté. J'allai prendre une glace, et je rencontrai des gens de ma connaissance qui furent frappés de mon air gai, accompagné de quelque distraction; ils me dirent que j'avais l'air d'un homme qui vient d'avoir une bonne fortune. Tout en causant avec eux et prenant ma glace, il me venait des envies de rire irrésistibles, et les marionnettes que j'avais vues une heure avant dansaient devant mes yeux. Rentré chez moi, je dormis comme à l'ordinaire. Le lendemain matin la vision du cabinet noir avait cessé de m'apparaitre sous son aspect bouffon. Cela me sembla vilain, triste et sale. Chaque jour ajoutait un nouveau poids à mon malheur. Pendant dix-huit mois je demeurai comme abruti, incapable de tout travail, hors d'état. d'écrire, de parler et de penser. Je me sentais oppressé d'un mal insupportable, sans pouvoir me rendre compte nettement de ce que j'éprouvais. Il n'y a pas de malheur plus grand, car il ôte toute énergie. Depuis, un peu remis de cette langueur accablante, j'éprouvais une curiosité singulière à connaitre toutes les infidélités qu'on m'avait faites. Cela me faisait un mal affreux; mais pourtant j'avais un certain plaisir physique à me la représenter dans le cours de ses nombreuses trahisons. Je me suis vengé, mais bêtement, par du persifflage. Elle s'affligea de notre rupture et me demanda pardon avec larmes. J'eus le

ridicule orgueil de la repousser avec dédain. Il me semble encore la voir me suivre, s'attachant à mon habit et se traînant à genoux le long d'une grande galerie. Je fus un sot de ne pas lui pardonner, car assurément elle ne m'a jamais tant aimé que ce jourlà 1. »

2

Beyle paraissait convaincu de cette idée répandue sous l'Empire, qu'une femme peut toujours être prise d'assaut, et que c'est pour tout homme un devoir d'essayer: « Ayez-la; c'est d'abord 'ce que vous lui devez, » disait-il à un de ses amis qui lui parlait d'une femme dont il était amoureux. Un soir, à Rome, il contait à M... que la comtesse Cini venait de lui dire voi, au lieu de lei, et il lui demanda s'il ne devait pas la ...... M. M... l'y exhorta fort.

Bien qu'il n'ait jamais été très-hardi auprès des femmes, il prêchait la témérité aux jeunes gens. Il voulait que, jusqu'à trente ans, un homme se trouvant avec une femme seule tentât l'abordage. Cela réussit, disait-il, une fois sur dix; or, la chance d'un sur dix vaut bien la peine d'essuyer neuf rebuffades '.

« Si vous vous trouvez seul avec une femme, disaitil, je vous donne cinq minutes pour vous préparer à l'effort prodigieux de lui dire je vous aime. Dites

1 Notes et Souvenirs.

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› Ayez-la ; c'est d'abord ce que vous lui devez,

Et vous l'estimerez après si vous pouvez. » (Gresset.)

5 H. B., par un des Quarante.

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