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écrire n'est-ce pas là toute la vie des hommes intelligents?

Beyle avait de plus la société la plus aimable et la compagnie journalière des hommes les plus distingués entre lesquels il faut nommer le poëte Buratti qu'il connut à Venise et dont nous parlerons plus loin.

Une lecture immense n'avait point alourdi son esprit pénétrant. I osait aborder les sujets sérieux, parce qu'il les traitait toujours d'une manière paradoxale en apparence, mais qui cachait, au fond, la science la plus fondée et le plus logique bon sens. Ses livres, à l'analyse desquels nous allons arriver, peuvent donner une idée affaiblie de sa conversation, ils sont encore des causeries; ils en ont, dit un de ses amis, le négligé, la vivacité, les interruptions, les digressions, les précautions, le trait, toutes les soudainetés, le divin imprévu et toutes ses grâces.

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car

C'est à Milan, dans la maison du comte Porro ou dans la loge de Mer Lodovico de Brême, rendez-vous de tous les étrangers de distinction, que Beyle connut presque tous les personnages distingués de l'Europe pensante. « Là, paraissaient, tour-à-tour, Pellico, Manzoni, Byron, Madame de Staël, Dawis, Schlegel, Brougham, l'industrielle Angleterre et la rêveuse Allemagne. Là, s'entretenaient de leurs communes espérances beaucoup d'Italiens de renom. C'était le

« Ses lettres sont charmantes; c'est sa conversation même. » H. B., par un des Quarante. 1864.

célèbre Confalonieri, un des hommes les plus remarquables de cette époque, par ses talents politiques et par son grand caractère; c'était, l'hôte lui-même, Lodovico de Brême, poëte et prosateur à la fois; c'était dom Petro Borsieri de Faënzo, critique ingénieux et poëte remarquable, avec bien d'autres encore 1. >>>

Dans cette illustre compagnie, Henri Beyle se trouvait à son aise, comme un poisson dans l'eau. Lui qui ignorait l'art de s'ennuyer sans qu'il y paraisse, s'epanouissait avec bonheur; car, bonnes ou mauvaises, il ne savait pas dissimuler ses véritables impressions. Causeur charmant avec ces hommes éminents qui lui plaisaient, il était taciturne ou distrait avec les autres, parce qu'il était toujours parfaitement naturel.

XIV.

On nous le montre très-gai dans le monde, fou quelquefois, négligeant trop les convenances et les susceptibilités! Souvent, nous dit un de ses amis 2, il était de mauvais ton, mais toujours spirituel et original. Le siècle, disait-il, est trop collet-monté ; il faut se rappeler ce grand mot que j'ai ouï répéter bien des fois à lord Byron : « This age of cant. » Cette

M. de Latour.

2 H. B., par un des Quarante.

hypocrisie si ennuyeuse et qui ne trompe personne, a l'immense avantage de donner quelque chose à dire aux sots: ils se scandalisent de ce qu'on a osé dire telle chose, de ce que l'on a osé rire de telle autre, etc. Bien qu'il n'eût de ménagements pour personne, Beyle était facilement blessé par des mots échappés sans malice : « Je suis un jeune chien qui joue, disaitil, et on me mord. » Il oubliait, dit M. Mérimée, qu'il mordait parfois lui-même et assez serré. Dans le monde de province, il partageait l'impatience de son jeune ami, V. Jacquemont, que la bêtise, la sottise surtout, irritait d'une manière étrange. Ils ne pouvaient, ni l'un ni l'autre la supporter et s'en indignaient. Beyle qui, bien que très-intolérant lui-même, gardait toutefois plus de ménagements, reprochait à V. Jacquemont d'en vouloir sérieusement à des gens qui avaient le malheur d'être bêtes. « Croyez-vous donc, disait-il, qu'ils le fassent exprès? - Je n'en sais rien, répondait Jacquemont d'un ton farouche. >> Ils étaient, tous deux, de l'avis de M. de M..., qui soutenait « que le mauvais goût mène au crime. »

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Malgré ces délicatesses d'homme distingué qui ne se peut plaire qu'en bonne compagnie, Henri Beyle avait gardé de ses habitudes militaires une certaine brusquerie de ton qui prouvait qu'avant de causer au salon, il avait fréquenté les camps. Cette brusquerie pourtant n'allait jusqu'à la rudesse 'qu'avec les gens qu'il méprisait. Une fois, par exemple, raconte un

de ses amis, à propos des provinciaux qui professent un si profond respect pour l'argent et pour tout ce qui a l'honneur de leur appartenir, pour leur petite ville, qui est la première des villes, pour leur femme, qui est la plus incomparable des femmes; à propos de ces provinciaux dont il faut voir la figure lorsqu'ils nomment une grosse somme d'argent, il s'échappa, en exprimant l'horreur qu'il y aurait à être obligé de passer sa vie au milieu d'eux, jusqu'à dire « Ces animaux-là. » On l'excusera, pour peu qu'on ait eu le malheur de connaître ces gens que le mot million fait pleurer, ces bourgeois ridicules qui estiment l'argent, pour le garder et l'augmenter, sans s'en servir; qui ne sauront jamais le dépenser sans regret, avec élégance et avec choix; qui ne se doutent pas que dans l'Art comme dans la Vie, on est riche de ce que l'on dépense et non pas de ce que l'on entasse.

L'argent est un esclave et ne doit qu'obéir entre les mains des hommes qui pensent, avec Stendhal, qu'un plaisir n'est jamais trop cher. Mais, hélas! combien d'enrichis vulgaires pratiquent journellement le contraire de cette maxime de bon sens et se montrent vilainement esclaves de leur or.

L'illusion des avares, pensait Henri Beyle, est de prendre l'or et l'argent pour des biens; au lieu que ce ne sont que des moyens pour en avoir. L'argent n'est

1 M. A. Bussière.

entre les mains du sage qu'un moyen et jamais un but. D'ailleurs s'il est vrai qu'on soit riche de tout ce dont on n'a pas besoin, un homme fort riche est un homme qui se modère et qui se contente, comme La Bruyère, Goethe ou Stendhal. La fortune, pour les gens d'esprit, n'est que la liberté d'aller, de venir, et de vivre à leur aise. Combien de gens fort riches, sont pauvres à ce compte-là.

La richesse est une force, pensait Beyle, un instrument qui n'a de valeur que par l'emploi qu'on en sait faire. La bonne manière d'estimer la richesse est de la considérer comme un moyen de satisfaire l'esprit, l'imagination et le cœur. C'est dans ce senslà qu'un plaisir n'est jamais trop cher. S'il ne parle pas de la vie des sens, ce n'est pas qu'il la méprise, il a trop d'esprit pour cela; mais c'est parce qu'elle sait toujours bien se faire sa part. « Henri Beyle aimait la bonne chère; cependant il trouvait du temps perdu celui qu'on passe à manger et souhaitait qu'en avalant une boulette le matin, on fût quitte de la faim pour toute la journée. Aujourd'hui, on est gourmet et on s'en vante. Du temps de Beyle un homme prétendait surtout à l'énergie et au courage: comment faire campagne si l'on est gastronome 1? » Il jugeait d'ailleurs qu'il est bien plus facile de garder

H. B., par un des Quarante.

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