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s'y tenir. Sur cet article-là, nous le verrons bientôt, Henri Beyle pensait de même. Il n'estimait l'argent que pour l'indépendance qu'il apporte avec lui; car l'argent a cela de beau qu'il nous rend libre, qu'il dégage en nous et met à l'air la volonté. Une rente convenable l'eût sorti de cette gêne insupportable qui paralyse le talent; mais à l'aise avec six mille francs, je ne crois pas que Beyle eût consenti à sacrifier sa liberté contre les appointements d'un préfet de l'Empire. « Trois ou quatre fois, disait-il, la fortune. a frappé à ma porte. En 1814, il ne tenait qu'à moi d'être nommé préfet au Mans, ou directeur général des subsistances (blé) de Paris, sous les ordres de M. le comte Beugnot; mais je m'effrayais du nombre de platitudes et de demi-bassesses, imposées journellement aux fonctionnaires publics de toutes les classes.» M. Babou qui juge probablement Stendhal d'après lui-même et qui envie in petto la fortune de Limayrac « devenu fleur, » se trompe en prêtant à Beyle ces basses ambitions.

Stendhal était un homme fier, ayant conscience de sa valeur et comprenant le bonheur immense de l'indépendance civile et de la liberté la plus complète. « L'homme qui a de quoi vivre, disait-il encore, et qui ne demande rien, ne rencontre jamais le gouvernement. Qui songe, parmi nous, à s'enquérir du caractère de M. le préfet. »

Si la gloire était éternelle, on pourrait encore s'y

dévouer avec ardeur et sacrifier une vie chétive pour une éternelle mémoire; mais quand on songe que le grain de sable que nous nommons la terre, doit disparaître obscurément et que la végétation humaine qui la couvre, périra comme la mousse d'une roche; à quoi bon tant se remuer?

S'il pensait cela des grandes gloires, de celle de Byron, par exemple, ou de Napoléon Ier qu'il avait vus de près; quelle sottise de lui supposer cette prétention mesquine aux fonctions subalternes d'un directeur des subsistances (blé) ou d'un préfet! A lui, Stendhal l'homme insouciant par excellence qui voulait vivre à l'aise, et vivre heureux à sa manière, en allant tous les jours à la chasse imprévue du bonheur.

X.

Je n'ignore pas que, dès sa jeunesse, il lui fallut, faute d'argent, accepter un emploi sous l'Empire. Je sais qu'il s'en acquitta bien et cela, en vérité, ne m'étonne guère. Pour être complètement exact il faut dire que M. Pierre Daru, l'actif et lucide administrateur de la grande armée était un esprit littéraire, qu'il était parent d'Henri Beyle, qu'il fut son premier maître et son guide amical dans l'Art et dans la Vie.

Henri Beyle pouvait aisément se plaire dans le voisinage et la compagnie familière du traducteur d'Horace, de l'historien de Venise. Il profitait autant

de ses conseils comme homme de lettres et futur écrivain, que de son expérience consommée, comme administrateur.

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On sait, d'ailleurs, que sous ses yeux et grâce à lui, Henri Beyle devint lui-même un administrateur modèle. Il eut, dans une complexité croissante avec les besoins et les difficultés de l'Empire, de grandes choses à faire et les fit bien. Mais ce talent, suffisant à l'estime publique, et si remarquable qu'il fût, à le comparer avec d'autres, de même nature, n'est qu'un talent secondaire dans un homme comme Stendhal. A peine s'il mérite une mention, en présence du mérite d'écrivain d'Henri Beyle, quand on songe à sa supériorité comme penseur.

Sous ce rapport, il doit beaucoup à M. Daru. L'expérience littéraire, le goût sûr, bien qu'un peu étroit du traducteur d'Horace, furent d'un grand secours au jeune Beyle, qui était d'une nature sensible, enthousiaste, et par conséquent exposée à l'exagération.

M. Daru, qui détestait, en homme pratique, l'emphase et la déclamation, lui fut, sous ce rapport, un précieux exemple.

On est effrayé des prodiges d'application soutenue que faisait cet homme, dans sa triple administration, alors qu'il pouvait dire à sa femme : « Je t'écris d'une main fatiguée par vingt-sept heures de travail. >> Mais la surprise la plus agréable est de voir cet homme qui était, au dire de Napoléon, « un lion au travail, »

conserver au milieu de pareilles occupations, le feu sacré des Lettres auxquelles il réservait, avec bonheur, tous ses moments de loisir '.

Tout le monde connaît en M. Daru, l'administrateur étonnant, le lion dont parlait l'Empereur. Ce que l'on connaît moins c'est le côté littéraire de sa vie. En tous temps, et toujours, M. Pierre Daru, resta cependant, avant tout, homme de lettres « avec amour, dit Sainte-Beuve, avec dignité, bonheur de produire, respect des maîtres, accueil pour la jeunesse et liaison avec les égaux. »

A la fin de sa Vie, en 1827, il écrivait à l'ainé de ses fils une lettre si sincère et si intéressante que je demande la permission de la citer, pour faire rapidement connaitre le parent, l'ami et le chef administratif d'Henri Beyle.

« J'ai trouvé, dit-il à son fils, dans l'étude des

1 Chose singulière! tandis que M. Daru, occupé des grandes affaires et portant le dur poids de l'administration des provinces conquises ou de l'approvisionnement des armées, trouvait encore le temps d'entretenir avec ses amis littérateurs de Paris, les Picards et les Andrieux, une correspondance charmante d'attention, pleine d'aménité et de conseils, il y avait là tout à côté le plus lettré des commissaires des guerres, le moins classique des auditeurs du Conseil d'État, Beyle qui faisait provision d'observations et de malices, qui amassait toute cette jolie érudition piquante, imprévue, sans méthode, mais assez forte et abondante, avec laquelle il devait attaquer bientôt et battre en brèche le système littéraire régnant. »

C.-A. SAINTE-BEUVE.

lettres, au bout d'une vie déjà longue et traversée par bien des évènements, un grand charme, une grande utilité, souvent de grandes consolations. Je m'y suis adonné de bonne heure, plutôt par goût que par prévoyance. Rien ne m'autorisait, en 1788, à penser que je pusse être jamais appelé à prendre quelque part aux affaires de mon pays. Il en est résulté que mes premiers travaux, quoique assidus, n'ont pas été toujours assez sérieux : j'ai fait trop de traductions, trop de vers. Je les faisais avec facilité, et j'y trouvais plaisir. Cependant, ce n'était pas là du temps tout-à-fait perdu; car cet exercice m'apprenait à manier ma langue, et à me servir avec aisance d'un instrument dont j'ai eu plus tard grand besoin. Lorsque les affaires sont venues, j'ai eu beaucoup à apprendre; mais cette seconde éducation une fois faite, j'ai pu sans effort rendre ma pensée. Mes discours, mes rapports, mes correspondances ne me coûtaient aucune peine à écrire, La facilité avec laquelle je travaillais m'a permis d'embrasser beaucoup d'objets à la fois, et de suffire à une assez lourde tâche; de telle sorte que je suis peut-être redevable, en fin de compte, à mes études d'Horace et de Cicéron, du succès que j'ai eu dans ma vie administrative et politique. Enfin, les revers, les chagrins sont venus; peu de Vies en sont exemptes: j'ai dû alors au goût et à l'habitude du travail les seuls remèdes que l'on puisse opposer soit au vide de l'âme

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