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M. DE GÉRANDO.

Les ouvrages de M. de Gérando sont bien de leur temps. Publiés les uns à la fin du dernier siècle ou dans le commencement de celui-ci, les autres plus récemment et depuis que les idées ont pris un autre cours, ils datent de deux époques philosophiques différentes; et, quoique quelques années seulement se soient écoulées de l'une à l'autre, c'est assez pour que dans l'intervalle les esprits qui ont travaillé aient changé de point de vue, et agrandi le champ de leurs recherches. Condillacien à un moment où il était bien difficile de ne l'être pas en France, condillacien sinon par l'adoption pure et simple des doctrines du maître, au moins par le choix des questions et l'esprit dans lequel elles sont traitées, M. de Gérando ne l'est plus aujourd'hui que la philosophie marche dans une autre direction, et est affranchie de la loi de Condillac. Il a cédé sciemment sans doute, et avec toute la réflexion qui convient à un esprit distingué, au mouvement intellectuel qui s'est fait parmi nous; mais, même à son insu, et quand il ne l'eût pas senti, par cela seul qu'il ne restait pas étranger à la science, il eût été forcé d'aller comme elle allait, et de venir, à sa suite, au point où il en est aujourd'hui. Quand il arrive un changement dans les idées, il n'est nulle part plus sensible que chez ceux dont la pensée est active et prompte à s'éclairer. Ce n'est pas chez eux inconséquence, légèreté, variation sans motif: c'est

mouvement de conscience, amour de la vérité, et li– berté de pensée. Nous nous plaisons à faire honneur de tous ces sentimens à l'écrivain auquel nous consacrons ce chapitre; et, lorsque nous disons qu'en rapprochant ses premiers et ses derniers ouvrages, on ́s'aperçoit d'un changement en lui, nous ne voulons qu'exprimer notre estime pour des travaux qui attestent dans leur auteur une grande facilité à se modifier et à se perfectionner.

Le grand objet, comme la gloire de l'école idéologique, a été d'étudier et d'expliquer avec le plus grand soin deux faits importans de la nature humaine, l'intelligence et la parole. Quelle est l'origine et la génération des idées? qu'est-ce que le langage, et quelle est son utilité comme instrument de la pensée? telles sont les questions dont cette école s'est presque exclusivement occupée; et,.si l'on en cherche la raison, elle n'est pas difficile à trouver. La philosophie, comme la littérature, comme les arts et l'industrie, est toujours dans le sens des goûts et des besoins du temps; elle est ce que la fait le monde; et, lors même qu'elle a le plus d'originalité et d'indépendance, elle est encore la conséquence et l'expression des opinions qui dominent dans le public: ainsi, sans doute, elle est bien neuve et bien libre dans Descartes; cependant, quand on y regarde de près, on voit que Descartes lui-même n'est que le fait de son siècle; c'est le réformateur philosophique venu au temps où la réforme philosophique était de toute part imminente et fatale. Au temps de Condillac, tous les esprits étaient tournés vers l'étude des sciences exactes: on voulait donc des procédés et des méthodes propres à cette étude ; on voulait de la logique, une logique nouvelle, qui

pût mieux convenir que celle de l'école aux recherches dont on s'occupait : voilà ce qu'on demandait à la philosophie. Condillac comprit ce besoin des esprits, et se trouva mieux que personne en état de le satisfaire; il fut le logicien de son époque; mais, comme il ne pouvait être seulement logicien, que pour être logicien il fallait être idéologue, c'est à dire avoir la connaissance des opérations par lesquelles se forment et se développent les idées, il fut idéologue et logicien ; il le fut par excellence; mais il ne fut pas autre chose : la faute, si faute il y a, n'en fut pas à lui, mais à ses contemporains, qui eux-mêmes ne firent que céder aux circonstances dans lesquelles ils se trouvaient, et marcher dans la direction qu'elles leur imprimaient inévitablement; à des hommes tout intelligens, tout en réflexion et en raisonnement, il n'y avait d'autre philosophie à proposer qu'une idéologie et une logique. Les disciples de Condillac se trouvèrent dans la même position que leur maître, ils n'eurent affaire qu'à des savans, et ils ne furent en général qu'idéologues et logiciens: ils l'auraient été par nécessité, quand ils ne l'auraient pas été par imitation et esprit d'école.

Il n'est pas étonnant, d'après cela, que M. de Gérando, qui entra dans la carrière sous de tels auspices, ait débuté par les deux ouvrages dont nous allons donner une idée. Le premier a pour titre : de la Génération des connaissances humaines; et l'autre: des Signes et de l'art de penser, considérés dans leurs rapports mutuels.

En traitant la question de la génération des connaissances humaines, il commence par passer en revue les principales opinions que présente sur ce sujet

l'histoire de la philosophie ancienne et moderne; il en fait la critique; après quoi il expose sa doctrine, ou au moins celle qu'il se fait, en prenant avec discrétion à celles de Locke et de Condillac ce qu'elles peuvent avoir de plus plausible et de plus vraisemblable. Il énumère, en les définissant, les principales facultés dont, à son avis, se compose l'intelligence; il les décrit, en explique l'action, et montre comment, seules ou combinées entre elles, elles produisent les idées de toute espèce. Plus méthodique et plus complet que Locke, dont au reste il profite beaucoup, moins systématique et moins exclusif que Condillac, qu'il corrige et réfute quelquefois, M. de Gérando, dans son traité de la Génération des connaissances, a certainement le mérite d'avoir discuté, traité et résolu la question avec sagesse; s'il manque d'originalité et de nouveauté, il ne manque pas de vérité en effet, le fond de son opinion, c'est que, pour avoir une idée telle quelle, il faut avoir senti, avoir réflé– chi pour l'avoir claire et distincte, et s'être servi de telle ou telle faculté pour l'avoir de telle ou telle espèce il n'y a rien là qui ne s'accorde bien avec les faits.

- Dans le livre des Signes, M. de Gérando a pour objet de montrer comment le perfectionnement de l'art de parler peut contribuer à celui de l'art de penser. En conséquence, il dit ce que c'est que penser et se former des idées, ce que c'est que parler, avoir des expressions et les appliquer aux idées. Il fait voir que l'homme pense et acquiert ses idées en mettant en jeu ses diverses facultés intellectuelles même théorie que dans le traité de la Génération des connaissances. Il ajoute que, s'il n'avait pas le langage

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ou plutôt le pouvoir de se faire un langage, et d'employer les mots au service de la pensée, il serait nécessairement très borné dans ses connaissances; et ici la doctrine qu'il suit n'est guère que celle de Condillac, avec des applications nouvelles, plus nombreuses et plus particulières. Tirant des faits qu'il vient d'établir les conséquences qui s'en déduisent, il montre très bien que, quand une langue est précise et la précision entraîne la variété, l'analogie et toutes les qualités d'une langue bien faite), elle est pour la pensée un moyen puissant de perfectionnement et de progrès, qu'elle est le grand instrument de la science, qu'elle est presque toute la science, qu'en un mot, la science, selon l'expression de Condillac, n'est qu'une langue bien faite. Dans toute cette partie de son ouvrage, M. de Gérando abonde en remarques excellentes, quoique quelquefois un peu longues, et laisse peu de chose à désirer. Quant à celle qui contient l'exposition et l'explication des faits, la vérité n'y manque pas; mais il pouvait y avoir plus de précision et de profondeur. On pouvait pénétrer plus avant dans cette liaison si merveilleuse, si obscure, de la parole et de la pensée, et mieux faire sentir à quoi elle tient, en quoi elle consiste, et ce qu'elle produit. Si nous n'avions déjà proposé nos idées sur ce sujet dans l'article de M. de Bonald, nous les proposerions ici : nous nous bornerons à les rappeler; mais qu'on les adopte ou non, il est certain qu'il y a sur ce point quelque chose de plus philosophique à dire que ce qu'ont dit Condillac et ses disciples; ils sont demeurés un peu superficiels.

Par les deux ouvrages dont nous venons de parler, M. de Gérando appartient à l'école idéologique.

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