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DE

LA PHILOSOPHIE

EN FRANCE

AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.

ÉCOLE ÉCLECTIQUE,

OU

SPIRITUALISTE RATIONELLE.

Nous avons besoin d'expliquer ce titre, et de dire pourquoi nous le conservons malgré les objections auxquelles il a donné lieu.

D'abord il a peut-être eu assez de publicité, pour que déjà une sorte d'usage le consacre et lui donne un sens sur lequel en général on ne se méprend pas. Он en sait au moins parfaitement la signification négative; on sait qu'être éclectique ce n'est procéder à la science ni d'après le principe de la sensation, ni d'après celui de la tradition.

Ensuite comment le remplacer? dirons-nous : école sviritualiste? mais les théologiens sont spiritualistes ; ou école rationelle? mais il y a du rationel dans le

sensualisme, et ces noms-là seraient les plus convenables.

La difficulté est de ranger dans une même classe et de désigner d'un même mot un certain nombre de philosophes qui, pour n'être ni de l'école sensualiste ni de l'école théologique, pour être même unis par un autre rapport que celui-là, par le rapport positif de certaines doctrines communes, n'ont cependant pas tous même esprit, et offrent surtout cette différence que les uns savent et veulent leur éclectisme tandis que les autres l'ignorent ou le soupçonnent à peine.

Il faut bien le remarquer, pour être de la même école, ou plutôt sous le même nom, tous les éclectiques dont nous parlons ne doivent pas être considérés comme disciples du même maître, et philosophes de même lignée. Il n'en est au contraire dans le nombre que quelques-uns qui aient entre eux ce rapport et cette filiation nécessaires pour constituer une école, une famille de penseurs. Les autres, isolés et sans lien, sont arrivés à leur système d'une foule de points divers. Nous avons marqué cette nuance en commençant par ceux-ci. Ainsi, les premiers que nous examinerons n'ont guère qu'implicitement la pensée de l'éclectisme; elle n'est dégagée et professée, elle n'est vraiment théorique que chez ceux qui viennent ensuite et terminent notre revue.

Maintenant il s'agit de montrer comment sous le titre d'éclectisme il y a quelque chose de commun entre tous les hommes auxquels nous le donnons.

Des penseurs sont venus, qui sous la direction de Bacon, observant au lieu de supposer, parce qu'en effet le temps de l'hypothèse devait faire place à celui

de l'observation, ont commencé par regarder un point de vue de l'homme, celui qui est le plus positif et le plus familier en même temps, le point de vue physique, le corps, dont ils se sont préoccupés et qu'ils ont en conséquence considéré comme le principe de tout l'homme. Et ils avaient presque raison de faire ainsi ; du moins une sorte de nécessité les forçait, en quelque façon, à un pareil procédé : ne pouvant pas tout voir, tout bien voir dès l'abord, et sentant cette impuissance, ils se sont déterminés à ne saisir et à n'éclaircir qu'une face de leur objet. Ils ont eu des successeurs qui, continuant leur méthode, et se bornant à leur idée, en ont fini la science et épuisé l'analyse : leur tort, à eux derniers venus, tort qui aurait bien aussi son excuse, soit dans le génie particulier et la position des individus, soit dans les circonstances générales au milieu desquelles ils se sont trouvés, est d'avoir cru que cette idée était toute la vérité, et qu'il n'y avait rien au delà. Toute cette ligne de philosophes qui de Gassendi à Locke, de Locke à Condillac, de Condillac à son école, à Cabanis et M. de Tracy, parcourt deux siècles remarquables, et a fait trace profonde, est celle des sensualistes, des partisans de l'observation réduite aux faits de la sensation.

Une autre école plus vieille encore, ou plutôt la vieille école, la scolastique par excellence, toute cette philosophie du moyen âge, qui, aux ordres du catholicisme, et pensant sous la loi, n'a cherché ses principes que dans l'autorité et là tradition, ne s'est pas éteinte à Descartes, quoiqu'elle se soit fort affaiblie ; et, si dès le commencement du dix-huitième siècle, mais surtout à la fin, elle a paru sans éclat et à peine donné signe de vie, elle n'en a pas moins gardé un

reste de force jusqu'à l'époque où nous sommes et de nos jours, depuis la restauration particulièrement, elle ne laisse pas d'avoir repris une sorte de mouvement et d'influence. C'est le défaut du sensualisme et l'absence ou le peu de développement, d'une doctrine meilleure qui lui ont préparé ce retour, et rendu cet élan. Or, la philosophie dont nous parlons ne procède pas à la science par l'observation et l'examen, elle y procède par la foi, elle accepte pour principes des dogmes fondés sur le témoignage ; la tradition lui sert de base, Ce n'est pas une raison pour qu'elle n'ait pas de la vérité, mais c'en est une pour qu'elle ne l'ait pas évidente et démontrée. En effet, puisqu'au lieu de juger des choses par elle-même, elle se borne à les croire, et adhère simplement aux données traditionelles, au point même de leur laisser leur forme de mysticisme, il est clair que, si elle est dans le vrai, c'est à la condition de la foi, c'est à dire d'une opé– ration qui n'est pas une connaissance.

Or, il ne pouvait manquer d'arriver que, frappés des restrictions apportées par les sensualistes à la pure observation, et de la nullité où la laissaient les écrivains théologiens, des hommes assez heureux pour n'avoir précisément ni les préjugés des uns, ni l'aveuglement des autres, cherchassent, au moyen d'un empirisme impartial et raisonné, à élargir le système des premiers, à pénétrer les dogmes des seconds, à en démêler la réalité. Ces hommes sont venus comme ils devaient venir, ils ont fait ce qu'ils avaient à faire, et sans avoir pour cela plus de mérite que ceux dont ils devenaient les critiques el les réformateurs, ils ont profité de leur position et des avantages qu'elle leur donnait. Avec des faits mieux observés,

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