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M. DROZ,

Né en 1773.

En traitant des sujets de philosophie, M. Droz a cependant pris place plutôt parmi les littérateurs que parmi les philosophes de notre époque. Moins métaphysicien que moraliste, il ne s'est mêlé à la science que pour lui emprunter de ces questions qui demandent à l'écrivain le talent de l'orateur plus que celui de logicien. Il développe une idée, et n'expose pas un système; il s'attache aux points de vue qui prêtent à l'art et au style, et s'occupe peu de théorie et de déductions rationelles. S'il spécule, c'est de sentiment, avec son ame et son bon sens; mais il évite les discussions scientifiques et abstraites; en un mot, ce n'est pas un penseur qui travaille pour un public de penseurs semblables à lui, c'est un traducteur élégant de certaines opinions philosophiques, qui les adresse au peuple sous des formes toutes littéraires : aussi, n'est-il guère susceptible d'une analyse rigoureuse, et vaut-il mieux faire sentir l'esprit répandu dans ses ouvrages que chercher à en exposer les principes et les doctrines : c'est le parti que nous pren

drons.

M. Droz, dans un premier ouvrage (1), publié sous l'empire, au moment où le sensualisme était encore en crédit, adopta en morale la solution que proposait

(1) Essai sur l'art d'être heureux. Paris, 1806, in-12, quatrième édition 1826, in-8.

ce système de philosophie, et se montra partisan des maximes épicuriennes. Il vit tout dans le bonheur; mais, à la différence de Volney, qui réduisait le bonheur au bien-être, et le bien-être à la conservation et aux jouissances physiques, plus impartial et plus sage, il étendit son idée à une foule d'autres objets; et ami de la volupté, dans le plus large sens du mot, il y comprit tous les plaisirs que le sentiment comme les sens peuvent procurer à l'homme; il fit entrer l'ame pour quelque chose, et même pour la part la meilleure, dans ce concours d'impressions dont se compose la félicité; il releva ainsi son épicuréisme, et l'assimila à ces doctrines qui, plus sentimentales que sensualistes, tendres, pures et généreuses, sans être la vérité, ne renferment pas cependant de dange

reuses erreurs.

Plus tard, et à mesure que se développa le nouvel esprit du siècle, il sentit ce que son idée pouvait avoir d'inexact, et, par une étude scrupuleuse et une comparaison attentive des divers moralistes, soit anciens, soit modernes, il arriva à reconnaître que ce qui manquait à son principe se trouvait à peu près dans le principe contraire; et s'élevant alors à un point de vue plus général, il sentit que le but de la vie humaine n'est exclusivement ni le bien ni le bonheur, mais le bien et le bonheur dans le rapport qui les unit, c'est à dire dans le rapport qui fait suivre constamment une action conforme à l'ordre du sentiment de cette action, et la pratique de la vertu, de la joie de la conscience.

C'est dans cette opinion qu'est composé le nouvel ouvrage de M. Droz sur la philosophie morale (1).

(1) De la Philosophie morale, ou des différens Systèmes sur la science de

la

L'éclectisme y perce de toute part; de toute part; il y paraît senti et avoué; on voit que l'auteur y a été amené par réflexion et la critique : c'est la pensée qui domine ce livre, c'est par conséquent la pensée à en dégager et à en faire sortir. Un de nos amis, M. Jouffroy, s'est acquitté de cette tâche avec une telle exactitude d'analyse et de raison, que nous lui demandons la permission de lui emprumter le morceau qu'il a consacré dans le Globe (1) à l'exposition de ce point de vue :

« S'il fallait devenir philosophe pour distinguer le bien du mal, et décider entre Épicure et Zénon pour connaître son devoir, la morale serait aussi étrangère aux affaires de ce monde que les hautes mathématiques, et l'honnête homme, plus difficile à former que le grand géomètre : deux ou trois individus par siècle agiraient avec connaissance de cause, les autres, échappant à la responsabilité par l'ignorance, n'auraient rien à démêler avec Dieu ni avec la justice; le code pénal serait ridicule, le jury incompétent, et l'organisation de la société absurde.

<< Heureusement pour le bien public et l'honneur de nos institutions, quand par un beau clair de lune, et lorsque tout dort dans le village, le paysan qui n'a de sa vie philosophé regarde avec un œil de convoitise les fruits superbes qui pendent aux arbres de son opulent voisin, a beau se rassurer par l'absence de tout témoin, calculer le peu de tort que causerait son action, et comparant la douce vie du riche aux fatigues

la Vie. Paris, 1823, in-8, deuxième édition, 1824. Les divers écrits se trouvent réunis dans les OEuvres de Joseph Droz. Paris, 1826, 2 vol. in-8.

(1) Tome 1, no 92, de la Philosophie morale de M. Droz, ou de l'Éclec

tisme moderne..

du pauvre, et la détresse de l'un à l'aisance de l'autre, pressentir tout ce qu'a dit Rousseau sur l'inégalité des conditions et l'excellence de la loi agraire : toute cette conspiration de passions et de sophismes échoue en lui contre quelque chose d'incorruptible qui persiste à appeler l'action par son nom et à juger qu'il est mal de la faire. Qu'il résiste ou qu'il cède à la tentation, peu importe: s'il cède, il sait qu'il fait mal; s'il résiste, qu'il fait bien dans le premier cas, sa conscience prendra parti pour le tribunal correctionnel, et, dans le second, elle attendra du ciel la récompense que les hommes laissent à Dieu le soin de payer à la vertu.

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« A quelle école de philosophie ce pauvre homme a-t-il appris son devoir? et, s'il le sait, que cherchent les philosophes?

Apparemment, à défaut des philosophes, qu'il n'a pas lus, les sermons du curé ou les dispositions du code lui auront révélé que le vol est un crime? Mais si le curé lui prêchait qu'il commet un péché en ne portant pas au presbytère le dixième de sa récolte, il n'en croirait rien; s'il lisait le code pénal, et qu'il y vit que vingt personnes peuvent causer ensemble sans outrager la justice, mais non pas vingt et une, il ne pourait le comprendre. D'où vient la différence? Les autorités sont les mêmes, et tantôt la conscience acquiesce, tantôt elle résiste.

« Nous avons pour la philosophie, le code pénal et les sermons, tout le respect possible; mais nous tenons à laisser chaque chose à sa place; et puisque le paysan, sans être pbilosophe, distingue le bien du mal, juge les dispositions du code, approuve ou désapprouve les préceptes de son curé, nous pensons

qu'il porte en lui une règle d'appréciation morale qu'il ne doit ni au catéchisme, ni au code, ni à la philosophie; que cette règle, vulgairement appelée conscience, puisqu'elle n'en dérive pas, les précède; puisqu'elle rectifie leurs décisions, leur est supérieure, et puisqu'elle a sur eux le double avantage de la priorité et de l'autorité, pourrait bien rendre compte de leur origine, au lieu de leur devoir la sienne.

<<< Et s'il en était ainsi, la conscience de l'homme ne serait pas raisonnable ou dépravée, selon qu'elle se conformerait aux préceptes du catéchisme, aux articles du code, aux maximes de la philosophie; mais le catéchisme serait raisonnable ou absurde, le code juste ou injuste, la philosophie bonne ou mauvaise, selon que le catéchisme, le code et la philosophie interprêteraient fidèlement ou infidèlement la conscience.

« Et de la sorte les catéchismes, les codes, les systèmes de philosophie, ne seraient que des interprétations, des expressions, des traductions diverses de la conscience du genre humain. Et comme, d'une part, toute traduction suppose le texte et le reproduit plus ou moins, et que, de l'autre, aucune traduction ne peut atteindre à la complète exactitude, tous les catéchismes, tous les codes, tous les systèmes, représenteraient nécessairement la conscience, mais toujours plus ou moins altérée, plus ou moins incomplètement et infidèlement reproduite.

<< Tous les catéchismes, tous les codes, tous les systèmes, paticiperaient donc plus ou moins à la vérité, et tous plus ou moins à l'erreur : à la vérité, par la nécessité de leur origine, à l'erreur, à cause de la faiblesse humaine.

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