Page images
PDF
EPUB

mêlé dans la matière le principe de la beauté, se développe aussitôt avec un mouvement exquis de joie, d'amour et d'admiration; il est charmé et enchanté de l'objet qui le captive; il en jouit avec délices; et cependant il ne le désire pas pour y toucher, pour s'en servir et le consommer. A quoi bon ? Il le désire pour le garder, pour le voir, pour le contempler avec religion c'est pourquoi il paraît avoir tant de désinté– ressement dans son émotion, non qu'il ne s'y plaise singulièrement, que l'amour de soi n'y trouve son compte; mais, comme il n'en veut pas à l'existence de l'être qu'il a pris en admiration, comme au contraire il n'aspire qu'à la protéger et à la faire durer, il semble ne plus songer à soi, ne faire sur soi aucun retour c'est le beau pour le beau lui-même qu'il semble aimer et rechercher. Grande différence avec ce que le cœur éprouve, quand c'est d'utile qu'il s'occupe; car alors, loin de s'abstenir, il ne travaille qu'à tenir, qu'à employer et consommer; son plaisir est d'user, et non plus de contempler; de détruire à son profit, et non de conserver par admiration. Le sentiment industriel porte à se nourrir, à se vêtir, etc.; le sentiment esthétique, à regarder et à adorer.

Mais ces questions en amènent bien d'autres. Le beau expliqué dans sa généralité, il s'agirait de savoir ce qui constitue les différers degrés de beauté, ce qui en fait les divers genres, ce qu'est la beauté physique et la beauté morale, la beauté réelle et la beauté artificielle; il s'agirait d'aborder successivement tous les problèmes d'esthétique, de discuter ainsi toute la philosophie des arts; et le sujet ne manquerait ni d'intérêt, ni de nouveauté mais ce n'est pas en passant, et dans les limites d'une com

:

position consacrée à la critique, que pourrait se traiter un sujet aussi étendu; il faudrait un livre exprès; il suffit d'en avoir indiqué les principaux points de vue.

Maintenant, pour revenir à l'opinion de M. Ké– ratry, si, prise à la rigueur, elle n'est pas, comme on l'a vu, d'une parfaite vérité, considérée avec les ménagemens que demandent toujours les opinions un peu vagues, considérée surtout dans les applications que l'auteur en fait avec sentiment et imagination, elle paraît plus satisfaisante que ne le ferait supposer le principe dont il la tire; il la corrige en la développant; il y mêle à son insu des idées qui la modifient: sa poétique est comme sa morale, le faux y est au fond, mais cela ne l'empêche pas de porter, en fait de beau comme en fait de bien, des jugemens pleins de vérité. Son goût ressemble à sa conscience: il vaut mieux que son système.

On sait comment écrit M. Kératry: si les circonstances le pressent, si son sujet le prend au cœur, son expression, prompte, ferme et précise, rend avec autant de forée que de simplicité la pensée qui l'émeut; il a d'inspiration le style, qui, pour d'autres, n'est d'ordinaire que le fruit du travail et de la réflexion il est exact et réduit comme s'il avait voulu Fêtre on dirait un logicien éloquent, quand il n'est qu'un orateur passionné. A la tribune ou dans les journaux, c'est quand la discussion a été flagrante, quand il n'a fallu prendre conseil que de sa conscience et de sa situation, que sa verve politique s'est produite avec le plus de raison. Sans doute alors la vérité le touche de si près et l'intéresse si vivement, qu'il en a d'abord le sens plus juste, et que, sans méditer ni attendre, il trouve, pour l'exprimer, le langage

qui convient le mieux à l'impression de son esprit et au mouvement de son ame.

Mais quand les questions ne l'emportent pas, et que, plus tranquille et plus froid, il spécule à loisir, son intelligence, moins saisie, ne perçoit plus les objets avec la même exactitude. Sa pensée se néglige, et ne se tient plus aussi bien dans la juste vérité; elle devient vague, et se laisse aller aux jeux quelquefois bizarres d'une imagination mal contenue. Une fausse poésie se répand alors sur ses conceptions philosophiques : il prête à la science des couleurs qui ne lui vont pas : il la traite comme un sentiment, et l'exhale comme une émotion. L'art ne gagne rien à cette manière d'exposer; la science y perd beaucoup, elle en paraît moins vraie, moins positive et moins claire. Il ne faut rien moins que les élans d'ame, la chaleur de conviction, le ton et l'accent de bonne foi, qui ne manquent jamais à M. Kératry, pour empêcher que ces défauts ne dégénèrent quelquefois en déclamations sentimentales et en expressions de mauvais goût: heureusement il couvre tout des bonnes qualités qui le distinguent.

M. MASSIAS,

Né en 1764.

La méthode la plus naturelle dans la critique philosophique est d'abord d'exposer, et ensuite de juger les doctrines dont on s'occupe : c'est la vraie manière d'instruire en philosophie comme en justice, parce qu'avant d'approuver ou de condamner, on commence par soumettre à l'examen les pièces du procès qui est en cause. Telle a été la marche suivie à l'égard du plus grand nombre des écrivains dont nous avons parlé; mais remarquons que, chez eux, ou le système qu'ils embrassent est spécial, particulier, et se prête aisément à un résumé précis; ou il est général, mais composé de telle sorte qu'il y domine quelques idées auxquelles reviennent toutes les autres, et dans ce cas encore l'analyse est facile. Mais quand une théorie est vaste et vague en même temps, quand dans toute son étendue on ne trouve pas de ces points culminans, de ces principes en saillie qui dominent tout le reste, il devient très embarrassant d'en tracer une analyse: on ne sait que retrancher, que conserver; on ne peut tout dire et on ne sait que dire; on reste devant l'ouvrage comme devant une mer d'où rien ne ressort que l'immensité; on est bien alors forcé de renoncer à une exposition, et de se borner à l'indication de l'objet, de l'esprit et du caractère du livre qu'il s'agit de faire connaître : c'est, après y avoir pensé, le parti que nous avons pris à

l'égard de celui de M. Massias. Composé d'un assez grand nombre de volumes (1), tous consacrés au développement d'une philosophie qui embrasse une infinité de questions, il nous a paru très difficile de le réduire aux proportions d'un résumé exact: il contient tout un monde, et en même temps il offre peu de ces points de vue qui fixent d'abord le regard et servent de centre à tout le reste. Si l'on veut bien voir, il faut tout voir, et si l'on voit tout, on voit trop pour tracer du sujet un abrégé fidèle: il n'y aurait bien que l'auteur lui-même qui fût capable de resserrer sa pensée tout entière dans le cadre étroit d'une analyse. C'est sans doute là un défaut; c'en est toujours un de ne pas frapper les esprits, de ne pas les saisir de quelques idées qui, les attirant entre toutes les autres, leur fassent une impression dominante et profonde. On ne regarde, on ne retient que les opinions qui ont du trait; celles qui manquent de caractère sont comme ces physionomies de peu d'expression, dont on ne conserve rien dans la mémoire, quoique souvent on y ait admiré une sorte de noblesse et de beauté. On peut, toutefois avec le ménagement et le respect que méritent de grands et sérieux travaux, appliquer une partie de ces réflexions à l'auteur du livre des Rapports de l'homme à la nature, et de la nature à l'homme. C'est pourquoi, au lieu d'une exposition, nous nous bornerons à donner une idée sommaire de sa philosophie.

Si l'on veut rattacher à quelques chefs généraux les diverses opinions dont elle se compose, on voit qu'en définitive toutes se rapportent à Dieu, à l'homme

(1) Rapports de l'homme à la nature, 5 vol. in-8°.

« PreviousContinue »