Page images
PDF
EPUB

Que si j'avais à citer tous ceux de mes collègues dont les travaux non publics n'en sont pas moins d'éminens services rendus à la science et à l'enseignement, je ne devrais pas finir ici la liste, je devrais y inscrire encore plus d'un nom bien méritant, et j'avoue que je serais fier de pouvoir y mêler le mien, pour le peu que j'ai pu faire dans le même but et. avec le même zèle. On trouverait difficilement par le temps où nous vivons, une réunion d'esprits plus sérieux, plus sains, plus dévoués à leurs devoirs et moins occupés de bruit et de vanités littéraires.

Avant de terminer, je désirerais bien dire aussi un mot de l'éclectisme.

Je ne le définirai pas, ce serait inutile, il est assez compris aujourd'hui, et s'il y avait difficulté, je renverrais à ce que M. Cousin en a si bien dit dans la seconde préface de ses fragmens. « La plupart des doctrines sont susceptibles d'une bonne interprétation.» (Leibnitz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain) voilà au fond l'éclectisme.

La question de l'éclectisme est plus qu'une question de philosophie; c'est une question d'histoire, d'humanité et de providence.

Il s'agit en effet de savoir si dans tout le passé, si aux diverses époques qui le partagent, l'humanité a été si faible et la providence si peu bienfaisante, que les esprits même les meilleurs n'aient pas eu leur part et leur lot de vérité.

Il s'agit d'un autre côté de savoir si tout est tellement achevé, si toute science est si parfaite qu'il n'y ait plus lieu aujourd'ui à faire de l'éclectisme, mais seulement à dogmatiser, à prendre et à passer la vérité une, pleine et entière, l'absolue vérité.

Si jusqu'à nous, il n'y a eu qu'erreur, si depuis il n'y a plus erreur, l'éclectisme est inutile, il est impossible et inapplicable; car il n'y a rien de bon à recueillir là où rien de bon n'a été semé; et il n'y a plus rien à chercher quand tout est trouvé, définiti

vement trouvé.

Mais qu'est-ce à dire? aurions-nous un tel mépris pour nos devanciers, et une telle estime pour nousmêmes, que nous fissions du genre humain cette division singulière avant nous rien de bien; depuis nous rien que de bien?

Ce n'est le sentiment de personne, et en parlant d'une telle opinion, je ne la rapporte pas, je la suppose, je l'invente, je l'imagine pour m'aider à rai

sonner.

Si donc, et pour long-temp encore, il y a à profiter de l'histoire et à y rassembler de toute part nombre d'excellens matériaux, que rapprochent et lient enfin un système vrai et bien construit, pour long-temps encore il y a lieu à l'emploi de l'éclectisme. Il se fera de l'éclectisme tant qu'il restera au passé des vérités à lui emprunter, et tant qu'il ne restera pas au présent quelque idée à corriger, quelque vue à élargir. Les destinées de l'éclectisme ne sont pas près de finir.

Nous avons tous ou nous croyons tous avoir notre criterium de ce qui est; mais que faire de ce criterium et comment l'employer. Nous contenterons-nous de l'appliquer à cela seul qui est pour nous, qui date de nous, habite près de nous et est, en quelque sorte, de notre connaissance particulière? où ne sortirons-nous pas de notre domaine, toujours en effet si borné, quelque étendu, qu'il nous paraisse, pour parcourir les

vastes terres que possèdent et que se sont partagées les Platon, les Aristote, les Bacon, les Descartes, les Locke et les Leibnitz. Si nous ne cherchons la vérité que prés de nous et sur notre propre fonds, il est à peu près certain que, même en nous donnant beaucoup de peine, nous trouverons fort peu de chose; que nous passerons notre temps à retrouver ce qui est déjà trouvé, et à ne pas tout retrouver, à faire tout au plus comme les premiers inventeurs, qui eux aussi mais par force, étaient sans précurseurs, par conséquent sans collaborateurs. Tandis que si nous avons le bon esprit de mettre l'histoire à profit, de compter avec le passé, de ne pas le prendre pour une table rase, mais pour une riche et vaste collection, nous ne sommes plus exposés à tout recommencer à novo, à tout faire par nous-mêmes au risque de bien peu faire; nous avons des maîtres et de grands maîtres dont il nous est loisible d'usurper (je prends le mot en bonne part) les trésors de sagesse, d'expérience et de génie qu'ils ont amassés pour nous; nous n'avons qu'un soin à prendre, c'est celui d'y choisir, notre pierre de touche à la main, ce qui nous y semble de meilleur, de plus sûr et de plus complet.

la

Philosopher n'est autre chose que voyager pour vérité. Voyagerez-vous sans vous informer si personne avant vous n'a tenté la même entreprise, et quels pays ont été reconnus, quels soupçonnés et entrevus, mal déterminés ou mal décrits ? ferez vous, quand vous pouvez mieux, comme ceux qui les premiers allèrent sans guide à la découverte? et eussiez-vous la bonne étoile et le génie d'un Colomb, irez-vous sur ces mers, sans enseignemens ni traditions, quand il ne tiendrait qu'à vous d'assurer et d'abréger la

route en vous aidant des lumières des hommes éminens qui vous ont précédés? ou plutôt ne vous instruirez-vous pas de tous les grands systèmes, et même, si vous le voulez, de toutes les grandes aventures philosophiques, afin de savoir ce qu'a tenté, accompli ou hasardé le génie de l'humanité en chacun de ses organes, de ses siècles et de ses lieux? Ce serait, il faut l'avouer, une bien malheureuse incuriosité. La civilisation en général, et la philosophie en particulier n'eussent fait véritablement aucun progrès considérable, si tous les efforts eussent été ainsi individuels et personnels; si chacun, au lieu de faire suite aux travaux de tous les autres, eût sans cesse rompu et brisé avec le passé, et ne s'en fût fié qu'à lui-même de l'œuvre dont il se chargeait.

Et, qu'on ne croie pas que les autres sciences soient plus exemptes que la philosophie de cette condition de leur avancement. Un seul coup d'œil sur leur histoire suffit pour apprendre, qu'elles ne sont dans leur plus haut perfectionnement, que la conséquence et le fruit d'une longue et patiente élaboration, à laquelle ont pris part successivement, avec des chances diverses de succès, et, en profitant toujours les uns des autres, une foule d'esprits de premier ordre, dont les derniers venus ont eu enfin le bonheur de couronner l'édifice. Il y a peut être eu bien plus d'éclectisme pratique, parmi les savans proprement dits, parmi les physiciens, les chimistes et les naturalistes, que parmi les métaphysiciens. Si aujourd'hui il y est moins sensible, c'est que leurs théories sont plus exactes, et, qu'en effet, il quitte les théories à mesure qu'elles approchent plus de la vérité absolue. -L'éclectisme n'est pas définitif, il n'est que provi

soire dans l'ordre des idées humaines; mais il y est pour bien des jours provisoire. A quand la fin? qui le sait?

Aussi est-ce particulièrement en philosophie, que, pour de longues années encore, il a son rôle nécessaire. Là les questions sont de nature à ne pas être de si tôt résolues pour tous et partout d'une manière incontestée. Elles ne sont donc pas près d'être en état de se passer de l'éclectisme. Mais elles ont reçu nombre de solutions, et beaucoup de bonnes solutions; faut-il laisser là toutes ces explications, les regarder comme non avenues, n'en rien tirer, n'en rien faire, et se mettre, seul et de son chef, à se créer un système? on pourrait, à l'aide de l'érudition et de la critique, et par une large et sévère reconstruction, en élever un qui, à lui seul, eût les mérites de chacun de ceux dont il tiendrait; aimerait-on mieux en avoir un qui fût comme tous les autres, qui ne fût pas plus avancé, qui ne fût que l'un d'eux renouvellé, et peut-être, renouvellé avec moins de force et de profondeur. En vérité, ce serait bien mal entendre les intérêts de la philosophie.

L'éclectisme peut être faux, peut être faible, et cela par deux raisons, parce qu'il pèche par son critérium qui est inexact ou obscur, et par ses données historiques qui sont pauvres et incomplètes.

Mais alors même, il est encore un moindre défaut pour l'esprit que cette disposition égoïste, qu'on me passe l'expression, à ne penser que par soi même, et à mépriser toute autre intelligence.

Que si l'éclectisme mieux entendu est fort à la fois de critique et d'érudition philosophiques, il rend à la science les plus signalés services, il en est l'ame et la

« PreviousContinue »