Page images
PDF
EPUB

sons que comme des causes indéterminées de sensations. Comment les concevons-nous sans les connaître? comment les localisons-nous dans les corps? Ici apparaissent deux principes, celui de causalité et d'induction qu'il faut caractériser et décrire. Quelle est l'autorité de ces deux principes et celle de la perception? Est-elle de nature à donner aux qualités de la matière une existence indépendante de nous? Dernière question qui épuise la nature de ces qualités. Mais par delà les qualités de la matière, nous concevons la matière elle-même, ou la substance des qualités, et par delà la substance, l'espace qui la contient. Qu'est-ce que la substance? y en a-t-il plusieurs? par où se distingue la substance matérielle de la spirituelle? comment atteignons-nous l'une et l'autre? et de même quels sont les caractères de l'espace, et comment le concevons-nous? mais l'espace mène à la durée; la durée à l'identité personnelle, à la mémoire, etc. De là de nouvelles questions, qui étendent le cercle des recherches relatives à la perception. >>

Après la parfaite explication que M. Jouffroy a donnée de l'enseignement de M. Royer-Collard, il ne reste pour achever de comprendre cette grande intelligence, que de la voir en elle-même, dans les travaux que nous avons d'elle. Il faut la voir réalisant • tout ce qu'on dit qu'elle a réalisé, il faut en venir à ses pensées, les sentir de près, les étudier, y porter l'œil intimement. L'historien de cette vie-là, quelque fidèle qu'il puisse être, ne saurait faire qu'elle fût connue par un récit aussi bien que par même. La vie philosophique de M. Royer-Collard a été trop courte, trop pleine dans sa brièveté, trop

la vue

laborieuse et trop profonde, si l'on peut se servir de cette expression, pour pouvoir être racontée dans toute sa vérité. Elle n'a pas été assez achevée, disposée, mise en ordre et en saillie pour se bien prêter à une exposition; et elle aura toujours nombre de choses qui échapperont à l'analyse. Il est des hommes qu'on ne connaît jamais bien, tant qu'on ne les connaît que sur parole: si l'on tient à les mieux juger, il est nécessaire d'entrer avec eux en commerce direct et familier; en philosophie, M. Royer-Collard est un de ces hommes on ne le pénètre pas et on ne l'entend pas bien tant qu'on n'a pas été jusqu'à lui et fait, en quelque sorte, sa connaissance. On ne le pou

vait pas, il y a quelques jours: rien de lui n'était

publié; tout ce qui restait de son enseignement était dans le souvenir de quelques élèves; mais, aujourd'hui, tout a paru, et tout, par conséquent, peut être sujet d'étude et de méditation. Ce ne sera pas sans doute peu de curiosité pour les esprits graves et sérieux que de se mettre à la lecture d'un écrivain dont la pensée mérite tant d'être recherchée. Ce sera un plaisir que de reconnaître à quels travaux s'exerçait et dans quelles luttes s'engageait, avant de s'engager ́dans d'autres luttes, et de se livrer à d'autres travaux, l'homme politique dont la tribune n'a pas été toute la gloire; en même temps, il y aura profit à approcher un tel esprit, à le suivre dans ses procédés, à l'observer dans ses allures, à le voir aux prises avec les questions pour qui veut mieux que de la philosophie, pour qui veut la méthode philosophique, il n'y a pas de meilleure école que le spectacle bien compris d'un tel développement intellectuel. L'auteur s'y montre avec tous ses secrets; il y paraît avec ses

doutes, ses soupçons, et ses mécomptes; il y parait aussi avec ses croyances, ses principes et ses certitudes : il ne ressemble pas à un écrivain qui se donne au public comme écrivain; ce n'est pas un auteur dans son livre, c'est un professeur dans sa chaire qui, faisant de la philosophie pour lui-même autant que pour les autres, livre le secret du métier, ou, pour mieux dire, l'enseigne, et se plaît à l'enseigner : avec lui on assiste au vrai travail de la pensée, et ses leçons sont bien des leçons. Si, sous un rapport, il est à regretter que les Fragmens ne soient pas un ouvrage complet, sous un autre, que nous venons de marquer, il est heureux qu'ils ne soient que ce qu'ils sont. Pour qui saura en bien user, il y aura à en tirer une instruction qui ne se tire pas toujours d'un livre; indépendamment des doctrines qu'ils renferment, ils offrent une haute logique en action: rien de plus utile que des lectures faites dans ce point de vue et avec ce dessein; elles apprennent vraiment à penser.

M. COUSIN,

Né en 1791.

En quittant la chaire qu'il avait occupée avec tant de force et d'éclat, M. Royer-Collard se fit remplacer par un jeune professeur qui répondit d'autant mieux aux espérances de son maître, qu'il avait, par son âge et son ame, plus de sympathie avec la génération à laquelle il s'adressait. M. Cousin, dans ses leçons, eut un moyen de succès bien simple et bien puissant, ce fut l'éloquence que lui donna le caractère de sa pensée cette manière qu'il avait d'être possédé de ses idées, cette facilité de mettre en tableaux des abstractions métaphysiques, ces vivacités d'esprit, ces élans de coup d'œil, ces explosions de conscience dont se composaient ses improvisations, à la fois si animées et si sérieuses, si faciles et si imposantes, tout captivait et touchait ses nombreux auditeurs. Avec un grand fond d'érudition et de theories positives, son enseignement se distinguait par une sorte de poésie, de cette poésie qui fait le charme de Platon et de Malebranche, et qu'on aime à voir se répandre sur les pensées philosophiques, pour leur prêter la lumière, le mouvement et la vie : il faisait vivre, en l'exposant, la vérité qu'il sentait. Comme il n'était pas un simple démonstrateur, un froid témoin des choses, mais un observateur animé et un maître enthousiaste, philosophe-orateur, dans sa chaire et hors de sa chaire, à l'École normale, et dans ces entretiens de l'intimité auxquels il était toujours prêt pour ses jeu

nes amis, il prêchait la science avec ce mouvement de cœur, cette gravité passionnée, cette élévation de vues, qui remuent et entraînent les esprits. Il y avait dans ses leçons autre chose que de la doctrine : il y avait le travail qui la prépare, la méthode qui y conduit, l'amour et le zèle qui la font rechercher ; et tout cela passait de son ame dans celle de ses élèves, il les inspirait de sa philosophie. Ce qu'il y avait d'excellent dans sa méthode, c'est qu'il faisait école sans lier ses disciples; c'est qu'après leur avoir donné l'impulsion et une direction, il les laissait aller, et se plaisait à les voir user largement de leur indépendance: nul n'a moins tenu que lui à ce qu'on jurât sur ses paroles; il voulait des hommes qui aimassent à penser par eux-mêmes, et non des dévots qui n'eussent d'autre foi que celle qu'il leur donnait; il le voulait d'autant plus qu'il savait bien, surtout en commençant, qu'il n'avait point un système assez arrêté pour prendre sur lui de dogmatiser et de formuler un credo. Comme chaque jour il avançait et changeait en avançant, et qu'il ne pouvait prévoir où le mènerait cette suite de changemens et de progrès, il se serait fait scrupule de dire à ceux qui le suivaient : Arrêtez-vous là, car c'est là la vérité; il disait plutôt Venez et voyez. Rien de moins réglementaire que son enseignement; c'était la liberté et la franchise mêmes. L'École normale, cette école bien-aimée, selon l'expression dont il se sert, eut surtout à se féliciter de l'influence qu'il exerça sur les élèves qu'elle lui confiait. Quelque branche d'enseignement que par la suite ils aient embrassée, ils Y ont toujours porté, en les appliquant avec sagesse, les excellentes doctrines qu'ils avaient. puisées à ses leçons. Toute l'école se sentit de lui; il

:

« PreviousContinue »