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M. ROYER-COLLARD,

Né vers 1768.

Pour bien comprendre M. Royer-Collard, il faut nécessairement se reporter à l'époque qui précéda son enseignement, et voir quel était alors l'état de la philosophie française. Ce fut en 1811 qu'il commença ses cours. A ce moment rien ne semblait annoncer encore une réaction contre les doctrines de Condillac. Quelques-uns de ses disciples les modifiaient en certains points, mais c'était pour mieux les soutenir en d'autres; un très petit nombre d'adversaires les combattaient, mais c'était sans publicité, sans succès, et le plus souvent avec des armes empruntées à l'arsenal oublié de la vieille scolastique. Le condillacisme était partout, dans les ouvrages les plus recommandables par leur mérite littéraire comme dans l'enseignement le plus distingué : Cabanis, de Tracy, Volney, et plusieurs autres, chacun dans leur point de vue et avec leur talent, avaient écrit des livres remarquables pour le compléter, le rectifier, l'expliquer ou l'appliquer. Les brillantes leçons de Garat aux écoles normales, celles de la plupart des professeurs de philosophie aux écoles centrales et dans les lycées, les improvisations si lucides, si spirituelles, et, pour ainsi dire, si aimables de M. la Romiguière à la faculté de Paris, tout avait contribué à le propager et à le rendre populaire.

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Il avait force de croyance : c'était un dogme qui avait même ses enthousiastes et ses fanatiques. En Allemagne et en Écosse, il est vrai, cette religion de la sensation n'avait pas le même crédit que parmi nous; elle était même traitée assez légèrement par les penseurs d'Édimbourg et de l'école de Kant, qui, à côté de leurs théories de bon sens ou de profonde métaphysique, la trouvaient sans doute un peu étroite et superficielle; mais nous n'avions pas avec leur pays des relations assez faciles et assez pacifiques pour pouvoir prendre leur avis, et en profiter le mouvement politique et militaire entraînait tout, et empêchait qu'au sein des écoles et dans le public on ne songeât à réformer ou à innover. Comme on n'avait pas le temps de discuter, on croyait; on avait une doctrine toute faite; on la prenait faute de loisir pour chercher mieux. De plus, quoique peu ami de l'idéologie, qui l'importunait au reste plus qu'elle ne l'effrayait, Napoléon aimait mieux encore le statu quo philosophique qu'un changement dont il ne pouvait pas prévoir et apprécier les conséquences. Si déjà il s'inquiétait de l'idéologie réduite aux termes dans lesquels elle se tenait, ce n'était pas pour s'embarrasser en outre de doctrines nouvelles, qui, peut-être plus sérieuses et plus fortes, n'auraient fait que gêner son gouvernement et contrarier ses vues. Ainsi, par suite des circonstances dans lesquelles on était placé, Condillac et son école, voilà à peu près tout ce qu'il y avait de philosophie en France, au moment où M. Royer-Collard prit sa chaire, et commença à enseigner. Il allait donc être seul de son avis; et il ne venait pas déjà chef d'école, puissant de renom et de popularité, grand de cette estime européenne que

lui a value la tribune nationale; il venait seul, sans disciples, sans antécédent ni autorité dans la science; il n'avait ni système connu, ni titre qui l'annonçât; tout était difficulté pour lui à son entrée dans la carrière: pour y paraître avec succès, il fallait qu'il eût, de sa personne, bien des qualités supérieures. Heureusement elles ne lui manquaient pas. Esprit de grande réflexion et de vigueur singulière, il a la pensée profondément sérieuse. Au regard qu'il porte sur les choses, on voit qu'il n'y cherche pas un vain spectacle, un amusement, mais un sujet de science et de méditation. Il ne se plaît qu'aux théories; et quand il en possède une, il la traite avec tant de facilité et de puissance, qu'il trouve pour l'exprimer, non seulement de la précision et de la force, mais de l'ima– gination, de l'ame et du mouvement; il devient éloquent, comme Pascal, par la logique; il raisonne avec une telle conviction, un tel besoin de la faire sentir, que sa démonstration, vive et animée comme la passion, finit par trouver le cœur, l'ébranler et lui imposer c'est sa haute raison qui le fait orateur; ajoutons aussi que c'est la générosité de ses opinions, son noble et grand caractère, sa probité toute virile. Il n'a peut-être pas dans les idées cette espèce d'originalité qui n'est que le prompt bonheur d'apercevoir sans étude les faces inaperçues d'une question; mais il a celle qui tient à une savante et sévère analyse; il a celle du philosophe, si ce n'est celle du poète et de l'artiste. Il la cherche en tout sujet, il en a besoin ; et quand il ne la trouve pas au fond, il faut qu'il la trouve dans la forme. Il crée des expressions, et elles ont cours en son nom; il est presque cité commeun ancien. Nourri à la fois des doctrines des dix-septième

et dix-huitième siècles, représentant assez bien dans sa pensée grave et libre ce qu'il y a de retenu et de religieux dans le génie de Descartes, de Pascal et de Bossuet, de hardi et d'avancé dans celui de Montesquieu, de Voltaire et de Rousseau; disciple éclairé des deux écoles et les modifiant l'une par l'autre, l'homme du temps, s'il en fut, grâce à cette double affinité qu'il a avec les grands penseurs des deux âges, M. Royer-Collard avait bien ce qu'il fallait pour parler à la jeunesse un langage qui l'attirât. Aussi lui convint-il d'abord. Il n'en fut pas de suite parfaitement compris, parce qu'il était sans précurseur, et qu'aucun enseignement analogue ne préparait le sein. Mais il en fut senti, suivi, admiré. Ses leçons commencèrent par imposer, et puis elles furent entendues, accueillies avec intelligence et conviction; et dès lors commença, en opposition à Condillac, le mouvement philosophique qui prit naissance aux derniers jours de l'empire, et qui, à la restauration, grâce à la liberté qu'elle amena, se poursuivit de plus en plus et gagna chaque jour plus de terrain.

Pour aller par ordre dans ses leçons, il devait d'abord entreprendre la critique de ce qui était : ce fut là son début. Ce dont il y avait à traiter avant tout, c'était de la vieille foi condillacienne; il importait de la réduire, de la discuter, de la juger: ce dessein domina tout son premier enseignement. Appuyé de Reid, qu'il fit connaître, et au bon sens duquel il prêta son style exact, vigoureux, spirituel et élevé, il montra que l'idéalisme, que le philosophe écossais avait suivi et combattu à la trace dans toute la métaphysique ancienne et moderne, était aussi au fond du Traité des Sensations. Condillac, en effet, réduisant

l'homme à la sensation et supposant que la sensation est tour à tour odeur, son, saveur, couleur et étendue, est naturellement conduit à mettre en doute la réalité

du monde extérieur, et à prononcer que, s'il existe, assurément il n'est pas visible pour nous ; c'est à dire, en d'autres termes, que, si l'homme se sent, et rien de plus, que s'il se sent modifié en odeur, saveur, couleur, etc., sans qu'il y ait là autre chose qu'une sensibilité diversement affectée, seul avec ses impressions, il ne voit que lui au monde, ne conçoit que son existence, et se trouve ainsi porté non seulement à soupçonner, mais à penser, que l'étendue n'a pas plus de réalité exterieure que les sons et les odeurs. Ce fut contre cette conséquence du système de la sensation que M. Royer-Collard renouvela avec grande force les objections que Reid avait dirigées contre la doctrine de Loke, de Berkeley et de Hume. Il fit voir que, répugnant à la fois au sens commun, qui ne l'admet pas, à la philosophie, qui l'explique mal, l'idéalisme manque trop de vérité pour satisfaire la raison. Reprenant les faits méconnus ou négligés par Condillac, il les retraça dans leur réalité, et s'en servit pour montrer comment, la sensation reçue, nous sortons de nous-mêmes, nous voyons hors de nous quelque chose qui est, comme nous; comment cela se passe, non en vertu d'un raisonnement, mais par la force d'un instinct, par la nécessité d'une induction, qui nous mène fatalement à l'idée nette et positive d'un monde extérieur qui existe réellement. M. RoyerCollard insista beaucoup sur ce procédé de l'induction; il essaya de le décrire, et le décrivit, ce nous semble, aussi bien que le permettent les circonstances obscures au milieu desquelles il se développe. Il

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