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vre non pas des philosophes, mais des jurisconsultes. Pendant tout le XVIIIIe siècle, les parlements. avaient soutenu une lutte acharnée contre l'Eglise. Jaloux de ses privilèges, ils s'étaient appliqués avec une ardeur incroyable à l'en dépouiller et à mettre la main sur elle. La passion religieuse venait encore enflammer leur ambition et l'envenimer: un grand nombre de magistrats étaient jansénistes. Le principal auteur de la Constitution Civile du Clergé, Camus, était un homme d'une piété austère : il avait dans sa chambre un crucifix de grandeur naturelle; mais c'était l'ennemi juré du pape, à qui il avait fait enlever les annates. Comme Treilhard, Martineau et les autres Jansénistes de l'assemblée, il était convaincu qu'il ne portait aucune atteinte à la religion. Daunou, ancien oratorien, publia plusieurs brochures pour le prouver(1). Les philosophes se désintéressent du débat : ils

(1) DAUNOU. Philosophes, loin de vous des procédés injustes ou des mesures imprudentes qui détacheraient de la cause commune à tous les Français une classe de citoyens quf après tout a servi cette cause en y attachant sa destinée ! Et vous, prêtres dociles à la loi, ne calomniez pas la philosophie ! C'est de ce nom qu'on appelle le plus digne usage de la raison de l'homme, c'est un nom sacré, ne le prononcez jamais qu'avec respect; le plus sûr moyen de discréditer vos doctrines religieuses et d'accélérer la chute de vos autels serait de renouveler le scandale de ces déclarations fanatiques, devenues si ridicules depuis un demi-siècle dans la bouche de vos prédécesseurs. Ah! soyez plutôt les apôtres de la morale, les propagateurs du patriotisme, les prédicateurs et les modèles de la tolérance, et vous forcerez longtemps encore les amis de la liberté de rendre hommage à l'utilité de votre ministère.

ne s'inquiètent pas de tout ce qui se rapporte à la religion. Pour eux les prêtres sont, selon les expressions de Mirabeau, des officiers de morale et d'instruction; ils reconnaissent qu'ils doivent tenir une place très distinguée dans la hiérarchie sociale; il est juste et convenable qu'ils soient dotés d'une manière conforme à la dignité de leur ministère. Seul Robespierre intervient dans la discussion: disciple de Rousseau, convaincu de la nécessité d'une religion civile, il appuie la proposition de Camus (1).

La discussion sur la suppression des ordres religieux (13 février 1790) montre encore à quel point les idées philosophiques étaient puissantes le clergé seul défendit les ordres monastiques; pas un orateur de la noblesse ne les soutint, plusieurs les attaquèrent avec vivacité. La question fut discutée uniquement au point de vue financier on fit ressortir l'inutilité des ordres et le profit que le trésor public devait retirer de leur abolition.

Les événements qui s'accomplissaient en France eu

(1) ROBESPIERRE, séance du 9 Juin 1790 (voir le Moniteur): Les prêtres sont dans l'ordre social des magistrats. De cette notion bien simple dérivent trois principes que j'appliquerai aux trois chapitres du plan du Comité : 1er principe : toutes les fonctions publiques sont d'institution sociale; elles ont pour but l'ordre et le bonheur de la société. Devant cette maxime disparaissent tous les bénéfices, les établissements sans objet. 2o principe les officiers ecclésiastiques étant établis pour le bien du peuple, le peuple doit les nommer. - 3o principe : les officiers ecclésiastiques étant établis pour le bien de la société, il s'en suit que leur traitement doit être mesuré à l'utilité générale. »

rent dans l'Europe entière un immense retentissement; mais ils produisirent en Angleterre et en Allemagne un effet bien différent.

Ce qui montre que les principes de 89 sont le déve loppement des idées françaises et non pas des idées anglaises qui avaient pourtant obtenu une si grande vogue chez nous au XVIIIe siècle, c'est l'accueil qui leur fut fait en Angleterre. Burke publie en 1790 ses « Réflexions sur la Révolution française ». Il y soutient qu'un peuple n'a pas le droit de renverser le gouvernement et les institutions; que tout changement doit être le résultat du développement historique et des traditions séculaires : « La seule idée de fabriquer un nouveau gouvernement suffit pour nous remplir de dégoût et d'horreur. » Il condamne formellement la Déclaration des Droits (1); on ne saurait exprimer en termes plus précis et plus énergiques l'opposition du caractère anglais et du caractère propre de la Révolution française: « Nous réclamons nos franchises, non comme les droits des hommes, mais comme les droits des hommes de l'Angleterre... Nous sommes décidés à garder une église établie, une monarchie établie, une aristocratie établie, une démocratie établie, chacune au degré où elle existe et non à un plus grand. »

(1) BURKE. Les droits métaphysiques, introduits dans la vie commune, sont réfractés et réfléchis dans un si grand nombre de directions qu'il est absurde d'en parler comme s'il leur restait quelque ressemblance avec leur simplicité primitive... Tous ces droits prétendus sont extrêmes et autant ils sont vrais métaphysiquement, autant ils sont faux moralement et publiquement.

Bentham conçut d'abord un favorable augure des faits dont il était le témoin; il offrit à l'Assemblée constituante le concours de ses lumières, il lui fit hommage de différents écrits renfermant des idées neuves etjustes sur l'organisation judiciaire, sur les colonies, les impôts et aussi sur le réglement de la police des séances, qui était si vicieux et dont les défauts eurent de si déplorables conséquences; en retour il reçut de la Convention le titre de citoyen français. Mais son esprit foncièrement anglais ne tarda pas à être choqué de tant de déclarations de principes qui manquaient à ses yeux de toute valeur pratique.

En Allemagne au contraire, cette universalité des principes, cette générosité des sentiments excitèrent un vif enthousiasme. L'annonce de la prise de la Bastille y fut accueillie avec la plus grande joie (1). Guillaume de Humboldt et Campe firent le voyage de France pour respirer l'air de la liberté et assister aux funérailles du despotisme; le père de Varnhagen de Ense se rendit à Strasbourg pour prêter le serment civique et servir dans la garde nationale. Schelling et Hegel, qui étudiaient à Tubingue, reçurent avec des transports d'allégresse la nouvelle de la Révolution; un dimanche matin, ils allèrent avec Schiller planter un arbre de la liberté dans une prairie voisine de la ville (2).

(1) A. SOREL. L'Europe et la Révolution francaise, 1885.

(2) Hegel demeura fidèle à l'admiration que lui avait inspirée la révolution : « Jamais, écrivait-il plus tard, depuis que le soleil est suspendu au firmament et que les planètes tournent autour de lui, famais on n'avait vu l'homme s'appuyer sur la pensée seule pour

A Berlin, le groupe des « Amis des lumières », dispersé et disgrâcié depuis la mort de Frédéric II, se ranime; plusieurs poëtes célèbrent dans leurs vers l'ère nouvelle qui s'ouvre pour l'humanité, Klopstock entre autres; et quand le 26 août 1792 un décret de l'Assemblée législative le déclare citoyen français, il écrit au ministre Roland pour le remercier de ce qu'il appelle une glorieuse promotion.

Goëthe se montre dès l'abord presque hostile à la Révolution française; ces changements brasques lui semblent contraires à l'ordre de la nature; son expérience du monde végétal lui apprend ce que valent les floraisons hâtives, les fruits de serre chaude ; d'autre part, il ne trouve pas le siècle mûr pour la raison; il ne croit pas au progrès qui vient d'en bas ni à la vocation politique des classes inférieures. Cependant nous voyons dans un passage bien connu d'Hermann et Dorothée l'écho qu'éveilla en lui le triomphe de la liberté : « Qui nierait que son cœur ne se soit épanoui, qu'il ne l'ait senii battre d'un battement plus pur et plus, libre dans sa poitrine, lorsque parut au ciel le premier rayon du soleil nouveau, lorsqu'on entendit parler des droits de l'homme, qui sont les mêmes pour tous, de la liberté qui enthousiasme et de l'égalité que l'on honore? Alors chacun espéra vivre de sa propre vie; il

construire la réalité. Ce fut là comme un magnifique lever de soleil; un enthousiasme sublime se répandit alors sur les âmes, une étincelle de l'esprit éternel pénétra dans le monde et sa réconciliation avec le monde parut s'accomplir ».

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