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démonstrations, et par conséquent de la méthode entière des preuves géométriques de l'art de persuader.

Règles pour les définitions.-1. N'entreprendre de définir aucune des choses tellement connues d'elles-mêmes, qu'on n'ait point de termes plus clairs pour les expliquer. 2. N'omettre aucun des termes un peu obseurs ou équivoques, sans définition'. 3. N'employer dans la définition des termes que des mots parfaitement connus, ou déjà expliques.

Règles pour les axiomes. 1. N'omettre aucun des principes nécessaires sans avoir demandé si on l'accorde, quelque clair et évident qu'il puisse être. 2. Ne demander, en axiomes, que des choses parfaitement évidentes d'elles-mêmes.

Règles pour les démonstrations.-1. N'entreprendre de démontrer aucune des choses qui sont tellement évidentes d'elles-mêmes qu'on n'ait rien de plus clair pour les prouver, 2. Prouver toutes les propositions un peu obscures, et n'employer à leur preuve que des axiomes très-évidents, ou des propositions déjà accordées ou démontrées. 3. Substituer toujours mentalement les définitions à la place des définis, pour ne pas se tromper par l'équivoque des termes, que les définitions ont restreints.

Voilà les huit règles qui contiennent tous les préceptes des preuves solides et immuables. Desquelles il y en a trois qui ne sont pas absolument nécessaires, et qu'on peut négliger sans erreur; qu'il est mème difficile et comme impossible d'observer toujours exactement, quoiqu'il soit plus parfait de le faire autant qu'on peut ; ce sont les trois premières de chacune des parties:

Pour les définitions: Ne définir aucun des termes qui sont parfaitement connus.

Pour les axiomes: N'omettre à demander aucun des axiomes parfaitement évidents et simples.

Pour les démonstrations: Ne démontrer aucune des choses trèsconnues d'elles-mêmes.

Car il est sans doute que ce n'est pas une grande faute de définir et d'expliquer bien clairement des choses, quoique très-claires d'ellesmêmes, ni d'omettre à demander par avance des axiomes qui ne peuvent être refusés au lieu où ils sont nécessaires, ni enfin de

1 « Sans définition. » N'omettre sans définition, pour, ne laisser sans définition.

prouver des propositions qu'on accorderait sans preuves. Mais les cinq autres règles sont d'une nécessité absolue, et on ne peut s'en dispenser sans un défaut essentiel et souvent sans erreur; et c'est pourquoi je les reprendrai ici en particulier.

Règles nécessaires pour les définitions. N'omettre aucun des termes un peu obscurs ou équivoques, sans définition. N'employer dans les définitions que des termes parfaitement connus ou déjà expliqués.

Règle nécessaire pour les axiomes. Ne demander en axiomes que des choses parfaitement évidentes.

Règles nécessaires pour les démonstrations. — Prouver toutes les propositions, en n'employant à leur preuve que des axiomes trèsévidents d'eux-mêmes, ou des propositions déjà démontrées ou accordées. N'abuser jamais de l'équivoque des termes, en manquant de substituer mentalement les définitions qui les restreignent et les expliquent.

Voilà les cinq règles qui forment tout ce qu'il y a de nécessaire pour rendre les preuves convaincantes, immuables, et pour tout dire géométriques; et les huit règles ensemble les rendent encore plus parfaites.

Je passe maintenant à celle de l'ordre dans lequel on doit disposer les propositions, pour être dans une suite excellente et géométrique.

Après avoir établi.

Voilà en quoi consiste cet art de persuader, qui se renferme dans ces deux principes: Définir tous les noms qu'on impose. Prouver tout, en substituant mentalement les définitions à la place des définis.

Sur quoi il me semble à propos de prévenir trois objections principales qu'on pourra faire. L'une, que cette méthode n'a rien de nouveau; l'autre, qu'elle est bien facile à apprendre, sans qu'il soit nécessaire pour cela d'étudier les éléments de géométrie, puisqu'elle consiste en ces deux mots qu'on sait à la première lecture; et enfin qu'elle est assez inutile, puisque son usage est presque renfermé dans les seules matières géométriques. Il faut donc faire voir qu'il

« A celle. » Sans doute à la règle. Pascal annonce ici, comme dans le premier fragment, une seconde partie qu'il ne traite pas. On peut y suppléer par les quatre règles de Descartes présentées au chapitre 2 de la quatrième partie de la Logique de Port Royal.

n'y a rien de si inconnu, rien de plus difficile à pratiquer, et riende plus utile et de plus universel1.

Pour la première objection, qui est que ces règles sont communes dans le monde, qu'il faut tout définir et tout prouver; et que les logiciens mêmes les ont mises entre les préceptes de leur art, je voudrais que la chose fùt véritable, et qu'elle fût si connue, que je n'eusse pas eu la peine de rechercher avec tant de soin la source de tous les défauts des raisonnements, qui sont véritablement communs. Mais cela l'est si peu, que si l'on en excepte les seuls géomètres, qui sont en si petit nombre qu'ils sont uniques en tout un peuple et dans un long temps, on n'en voit aucun qui le sache aussi. Il sera aisé de le faire entendre à ceux qui auront parfaitement compris le peu que j'en ai dit; mais s'ils ne l'ont pas conçu parfaitement, j'avoue qu'ils n'y auront rien à y apprendre. Mais s'ils sont entrés dans l'esprit de ces règles, et qu'elles aient assez fait d'impression pour s'y enraciner et s'y affermir, ils sentiront combien il y a de différence entre ce qui est dit ici et ce que quelques logiciens en ont peut-être écrit d'approchant au hasard, en quelques lieux de leurs ouvrages.

Ceux qui ont l'esprit de discernement savent combien il y a de différence entre deux mots semblables, selon les lieux et les circonstances qui les accompagnent. Croira-t-on, en vérité, que deux personnes qui ont lu et appris par cœur le même livre le sachent également, si l'un le comprend en sorte qu'il en sache tous les principes, la force des conséquences, les réponses aux objections qu'on y peut faire, et toute l'économie de l'ouvrage; au lieu qu'en l'autre ce soient des paroles mortes, et des semences qui, quoique pareilles à celles qui ont produit des arbres si fertiles, sont demeurées sèches et infructueuses dans l'esprit stérile qui les a reçues en vain? Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte; et c'est pourquoi l'incomparable auteur de l'Art de conférer2 s'arrête avec tant de soin à faire entendre qu'il ne faut pas juger de la capacité d'un homme par l'excellence d'un bon mot qu'on lui entend dire mais, au lieu d'étendre l'admiration d'un bon discours à la personne, qu'on pénètre, dit-il, l'esprit d'où il sort; qu'on tente s'il

1 « Universel. » Voilà trois points dont le premier seulement se trouve traité dans ce qui suit savoir qu'il n'est pas vrai que cette méthode n'ait rien de

nouveau.

2

« De l'art de conférer. » C'est Montaigne. De l'art de conférer est le titre du huitième chapitre du troisième livre des Essais.

le tient de sa mémoire ou d'un heureux hasard; qu'on le reçoive avec froideur et avec mépris, afin de voir s'il ressentira qu'on ne donne pas à ce qu'il dit l'estime que son prix mérite: on verra le plus souvent qu'on le lui fera désavouer sur l'heure, et qu'on le tirera bien loin de cette pensée meilleure qu'il ne croit, pour le jeter dans une autre toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en son auteur; comment, par où, jusqu'où il la possède autrement, le jugement précipité sera jugé téméraire 1.

Je voudrais demander à des personnes équitables si ce principe: La matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser, et celui-ci Je pense, donc je suis, sont en effet les mêmes dans l'esprit de Descartes et dans l'esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant 2.

En vérité, je suis bien éloigné de dire que Descartes n'en soit pas le véritable auteur, quand même il ne l'aurait appris que dans la

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...

1 « Sera jugé téméraire. » Peut-être que la véritable leçon est sera jugement téméraire. Montaigne dit en effet (III, 8, page 439): « Voicy un aultre adver» tissement, duquel ie tire grand usage: c'est qu'aux disputes et conferences, touts >> les mots qui nous semblent bons ne doivent pas incontinent estre acceptez. » Il peult bien advenir à tel de dire un beau traict, une bonne response et sentence, >> et la mettre en avant, sans en cognoistre la force..... Il n'y fault point tousiours » ceder, quelque verité ou beauté qu'elle ayt ou il la fault combattre à escient, » ou se tirer arriere soubs couleur de ne l'entendre pas, pour taster de toutes parts » comment elle est logee en son aucteur, » etc. Montaigne continue longtemps sur ce ton avec beaucoup d'esprit et de malice, mais non pas avec la gravité de Pascal. M. Le Clerc a rapproché du texte de Montaigne le résumé que Pascal en a fait, en ajoutant « Voila le meilleur commentaire de tout ce passage, et ce commentaire » est un hommage au génie d'un écrivain que Pascal n'a pas toujours si bien traité. >> 2 « Auparavant. » Après le premier étonnement causé par l'originalité de la méthode de Descartes, on s'aperçut que les principes sur lesquels il établissait sa philosophie se retrouvaient dans divers passages de saint Augustin. Voir, à ce sujet, la Vie de Descartes par Baillet. Le plus remarquable parmi ces passages est ce qu'on lit au chapitre 10 du livre X sur la Trinité. Les hommes, dit saint Augustin, ont pu douter de la nature du principe qui vit, qui se souvient, qui comprend, etc. « Mais » le fait même de la vie, de la mémoire, de l'intelligence, de la volonté, de la pen»sée, de la connaissance, du jugement, qui peut en douter? Car si on doute, c'est » qu'on vit; si on doute, c'est qu'on se souvient des raisons qu'on a de douter: si on » doute, c'est qu'on comprend qu'on doute; si on doute, c'est qu'on veut s'assurer; » si on doute, c'est qu'on pense; si on doute, c'est qu'on sait qu'on ne sait pas; si » on doute, c'est qu'on juge qu'on ne doit pas croire légèrement. Ainsi, celui même » qui doute de tout le reste ne peut douter de ces choses; car, sans ces choses, il >> ne lui serait pas possible de douter. » Il ajoute que l'âme, se sachant, et ne sachant pas la matière, n'est donc pas matière; qu'elle est ce qu'elle se sait, c'est-àdire pensée. Cf. De Civ. Dei, XI, 26: « Je ne crains pas ici [dans la croyance que j'ai à mon existence] les arguments des académiciens disant : Mais si vous vous trompez? Car si je me trompe, j'existe. En effet, celui qui n'existe pas ne peut >> pas se tromper, » etc. Voir encore Soliloq., II, 1, 3; De líb. arb., II, 3, etc.

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lecture de ce grand saint1; car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l'aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d'une physique entière 2, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner s'il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu'il l'ait fait, et c'est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent dans ses écrits d'avec le mème mot dans les autres qui l'ont dit en passant, qu'un homme plein de vie et de force d'avec un homme mort.

Tel dira une chose de soi-même sans en comprendre l'excellence, où un autre comprendra une suite merveilleuse de conséquences qui nous font dire hardiment que ce n'est plus le même mot, et qu'il ne le doit non plus à celui d'où il l'a appris, qu'un arbre admirable n'appartiendra pas à celui qui en aurait jeté la semence, sans y penser et sans la connaître, dans une terre abondante, qui en aurait profité de la sorte par sa propre fertilité.

Les mêmes pensées poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur: infertiles dans leur champ naturel, abondantes étant transplantées. Mais il arrive bien plus souvent qu'un bon esprit fait produire lui-même à ses propres pensées tout le fruit dont elles sont capables, et qu'ensuite quelques autres, les ayant ouï estimer, les empruntent et s'en parent, mais sans en connaître l'excellence; et c'est alors que la différence d'un même mot en diverses bouches paraît le plus.

C'est de cette sorte que la logique a peut-être emprunté les règles de la géométrie sans en comprendre la force et ainsi, en les mettant

1

« De ce grand saint. » Descartes n'en convient pas. Voir sa lettre à la personne qui lui avait signalé cette rencontre, tome 11 de l'édition de 4667, lettre 418 (tome VIII, page 421 de l'édition de M. Cousin).

2

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Physique entière. » Physique est pris ici au sens où il l'est souvent chez les anciens, pour la science de la nature entière (vo), y compris l'âme de l'homme et celle du monde. C'est bien l'étendue qu'embrassent les Principia philosophiæ, qui commencent par le, Je doute, donc je suis, pour s'élever de là à Dieu, puis redescendre à la connaissance du monde extérieur et aux lois générales de la matière. Et il est vrai que saint Augustin n'a pas construit ainsi toute une philosophie sur ces principes: cependant il ne serait pas juste non plus de prétendre qu'il ne les produit qu'à l'aventure et en passant. Il prétend s'en servir pour prouver Dieu, et même la Trinité: Dieu, en reconnaissant en nous un principe intelligent qu'il ne peut rapporter à la matière; la Trinité, en considérant le moi sous divers aspects, sous lesquels il lui parait un et triple, idée que Bossuet a reprise en plusieurs endroits.

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