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et dont il serait inutile de discourir après tant d'excellents ouvrages qui ont été faits1.

Celui de démontrer les vérités déjà trouvées, et de les éclaircir de telle sorte que la preuve en soit invincible, est le seul que je veux donner; et je n'ai pour cela qu'à expliquer la méthode que la géométrie y observe; car elle l'enseigne parfaitement par ses exemples, quoiqu'elle n'en produise aucun discours. Et parce que cet art consiste en deux choses principales, l'une de prouver chaque proposition en particulier, l'autre de disposer toutes les propositions dans le meilleur ordre, j'en ferai deux sections, dont l'une contiendra les règles de la conduite des démonstrations géométriques, c'est-à-dire méthodiques et parfaites, et la seconde comprendra celles de l'ordre géométrique, c'est-à-dire méthodique et accompli : de sorte que les deux ensemble enfermeront tout ce qui sera nécessaire pour la conduite du raisonnement à prouver et discerner les vérités; lesquelles 2 j'ai dessein de donner entières.

SECTION PREMIÈRE.

De la méthode des démonstrations géométriques, c'est-à-dire
méthodiques et parfaites.

Je ne puis faire mieux entendre la conduite qu'on doit garder pour rendre les démonstrations convaincantes, qu'en expliquant celle que la géométrie observe.

[Mon objet] est bien plus de réussir à l'une qu'à l'autre, et je n'ai choisi cette science pour y arriver que parce qu'elle seule sait les véritables règles du raisonnement, et, sans s'arrêter aux règles des syllogismes qui sont tellement naturelles qu'on ne peut les ignorer', s'arrête et se fonde sur la véritable méthode de con

1 « Qui ont été faits. » Chercher à désigner ces ouvrages, ce serait vouloir énumérer tous les travaux des mathématiciens, depuis Viète et Descartes.

2 «Lesquelles. » Lesquelles deux sections. Pascal n'a pas fait ce qu'il se promettait de faire.

3 « Est bien plus. » Cet alinéa et le suivant étaient sur un papier à part, à ce que nous apprend une note du copiste. J'ai rempli la lacune des premiers mots. 4 « A l'une qu'à l'autre. » C'est-à-dire mon objet est bien plus de réussir dans la méthode générale de démontrer que dans la géométrie en particulier.

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5 « Cette science. » La géométrie.

« Pour

y arriver. A la méthode de démontrer en général.

7 « Qu'on ne peut les ignorer. » On pourrait répondre à Pascal comme il répond lui-même dans le second fragment à ceux qui voudraient en dire autant des règles qu'il pose. Les règles naturelles des syllogismes ont aussi leur utilité et leur prix.

duire le raisonnement en toutes choses, que presque tout le monde ignore, et qu'il est si avantageux de savoir que nous voyons par expérience qu'entre esprits égaux et toutes choses pareilles, celui qui a de la géométrie l'emporte et acquiert une vigueur toute nouvelle. Je veux donc faire entendre ce que c'est que démonstration par l'exemple de celles de géométrie, qui est presque la seule des sciences humaines qui en produise d'infaillibles, parce qu'elle seule observe la véritable méthode, au lieu que toutes les autres sont par une nécessité naturelle dans quelque sorte de confusion que les seuls géometres savent extrêmement connaître.

Mais il faut auparavant que je donne l'idée d'une méthode encore plus éminente et plus accomplie, mais où les hommes ne sauraient jamais arriver: car ce qui passe la géométrie nous surpasse1; et néanmoins il est nécessaire d'en dire quelque chose, quoiqu'il soit impossible de le pratiquer.

Cette véritable méthode, qui formerait les démonstrations dans la plus haute excellence, s'il était possible d'y arriver, consisterait en deux choses principales: l'une, de n'employer aucun terme dont on n'eût auparavant expliqué nettement le sens; l'autre, de n'avancer jamais aucune proposition qu'on ne démontrât par des vérités déjà connues; c'est-à-dire, en un mot, à définir tous les termes et à prouver toutes les propositions 2. Mais, pour suivre l'ordre même que j'explique, il faut que je déclare ce que j'entends par définition.

On ne reconnaît en géométrie que les seules définitions que les logiciens appellent définitions de nom, c'est-à-dire que les seules impositions de nom aux choses qu'on a clairement désignées en termes parfaitement connus; et je ne parle que de celles-là seulement. Leur utilité et leur usage est d'éclaircir et d'abréger le discours, en exprimant par le seul nom qu'on impose ce qui ne pourrait se dire qu'en plusieurs termes; en sorte néanmoins que le nom imposé demeure dénué de tout autre sens, s'il en a, pour n'avoir plus que celui auquel on le destine uniquement. En voici un exemple. Si l'on a besoin de distinguer dans les nombres ceux qui sont divisibles en deux également d'avec ceux qui ne le sont pas, pour évi« Nous surpasse. » Cette phrase contient pour ainsi dire la transition de Pascal géomètre à Pascal pyrrhonien.

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2 « Toutes les propositions. » Nous verrons plus loin ce qu'il faut penser de cette méthode si excellente.

ter de répéter souvent cette condition, on lui donne un nom en cette sorte j'appelle tout nombre divisible en deux également nombre pair. Voilà une définition géométrique: parce qu'après avoir clairement désigné une chose, savoir tout nombre divisible en deux également, on lui donne un nom que l'on destitue de tout autre sens, s'il en a, pour lui donner celui de la chose désignée. D'où il parait que les définitions sont très-libres, et qu'elles ne sont jamais sujettes à être contredites; car il n'y a rien de plus permis que de donner à une chose qu'on a clairement désignée un nom tel qu'on voudra. Il faut seulement prendre garde qu'on n'abuse de la liberté qu'on a d'imposer des noms, en donnant le même à deux choses différentes.

Ce n'est pas que cela ne soit permis, pourvu qu'on n'en confonde pas les conséquences, et qu'on ne les étende pas de l'une à l'autre 1.

Mais si l'on tombe dans ce vice, on peut lui opposer un remède très-sûr et très-infaillible: c'est de substituer mentalement la définition à la place du défini, et d'avoir toujours la définition si présente que toutes les fois qu'on parle, par exemple, de nombre pair, on entende précisément que c'est celui qui est divisible en deux parties égales, et que ces deux choses soient tellement jointes et inséparables dans la pensée, qu'aussitôt que le discours en exprime l'une, l'esprit y attache immédiatement l'autre. Car les géomètres, et tous ceux qui agissent méthodiquement, n'imposent des noms aux choses que pour abréger le discours, et non pour diminuer ou changer l'idée des choses dont ils discourent. Et ils prétendent que l'esprit supplée toujours la définition entière aux termes courts, qu'ils n'emploient que pour éviter la confusion que la multitude des paroles apporte. Rien n'éloigne plus promptement et plus puissamment les surprises captieuses des sophistes que cette méthode, qu'il faut avoir toujours présente, et qui suffit seule pour bannir toutes sortes de difficultés et d'équivoques.

Ces choses étant bien entendues, je reviens à l'explication du véritable ordre, qui consiste, comme je disais, à tout définir et à

1 « De l'une à l'autre. » C'est ce qui est presque inévitable si on appelle deux choses différentes du même nom. La Logique de Port Royal a donc raison de vouloir qu'on prenne bien garde d'abuser de ce principe, quoique vrai en rigueur, que les définitions sont libres.

tout prouver 1. Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument impossible: car il est évident que les premiers termes qu'on voudrait définir en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu'on voudrait prouver en supposeraient d'autres qui les précédassent; et ainsi il est clair qu'on n'arriverait jamais aux premières. Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu'on ne peut plus définir, et à des principes si clairs qu'on n'en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur preuve. D'où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli3.

Mais il ne s'ensuit pas de là qu'on doive abandonner toute sorte d'ordre. Car il y en a un, et c'est celui de la géométrie, qui est à la vérité inférieur en ce qu'il est moins convaincant, mais non pas en ce qu'il est moins certain. Il ne définit pas tout et ne prouve pas tout, et c'est en cela qu'il lui cède; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle, et c'est pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le soutenant au défaut du discours. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne

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<< Tout prouver. » Arrêtons ici un moment, et puisque Pascal veut qu'on définisse, définissons ce que c'est que prouver ou démontrer. N'est-ce pas faire voir qu'une proposition qui paraît douteuse est effectivement contenue dans une autre dont on ne peut pas douter? Dès lors, il n'y a lieu à démonstration qu'autant qu'il y a des propositions indubitables par elles-mêmes, et qui ne se prouvent pas; et, loin que le véritable ordre soit de tout prouver, on ne saurait même attacher à ces deux mots réunis une idée nette.

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<< Impossible. >> Cette prétendue belle méthode n'est pas seulement impossible, elle renferme une contradiction essentielle.

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3 « Accompli. Il faut avoir le courage de dire que tout cela n'est qu'un sophisme. Ce qui implique contradiction ne peut s'appeler un ordre accompli. C'est comme si on disait qu'un bâton accompli serait celui qui n'aurait qu'un bout, mais que l'homme est obligé, dans cette vie, de se contenter des bâtons qui en ont deux. 4 << Du discours. » C'est-à-dire du raisonnement; mais cette opposition est étrange. Le raisonnement n'est-il pas aussi un fait naturel? Loin d'être supérieur à l'évidence sensible, le raisonnement ne fait que montrer le lien qui rattache à cette évidence une vérité où elle ne se manifeste pas tout d'abord. Dans quelles subtilités Pascal s'embarrasse! Quoi! parce que je ne puis définir l'espace, ni démontrer qu'entre deux points on ne peut tirer qu'une seule ligne droite, je ne serai convaincu de rien, même en géométrie, et je ne pourrai être que certain! Quelle distinction! Au reste, le fond de tout cela se retrouve dans les Pensées, VIII, 4, pages 128-129.

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« Dans ce milieu. » Ce n'est pas là un milieu, c'est la perfection suprême.

point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les autres; et de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre cet ordre pèchent également ceux qui entreprennent de tout définir et de tout prouver, et ceux qui négligent de le faire dans les choses qui ne sont pas évidentes d'elles-mêmes.

C'est ce que la géométrie enseigne parfaitement. Elle ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termeslà désignent si naturellement les choses qu'ils signifient, à ceux qui entendent la langue, que l'éclaircissement qu'on en voudrait faire apporterait plus d'obscurité que d'instruction. Car il n'y a rien de plus faible que le discours de ceux qui veulent définir ces mots primitifs. Quelle nécessité y a-t-il, par exemple, d'expliquer ce qu'on entend par le mot homme? Ne sait-on pas assez quelle est la chose qu'on veut désigner par ce terme ? Et quel avantage pensait nous procurer Platon, en disant que c'était un animal à deux jambes sans plumes 1? Comme si l'idée que j'en ai naturellement, et que je ne puis exprimer, n'était pas plus nette et plus sûre que celle qu'il me donne par son explication inutile et même ridicule; puisqu'un homme ne perd pas l'humanité en perdant les deux jambes, et qu'un chapon ne l'acquiert pas en perdant ses plumes.

Il y en a qui vont jusqu'à cette absurdité d'expliquer un mot par le mot même. J'en sais qui ont défini la lumière en cette sorte: La lumière est un mouvement luminaire des corps lumineux; comme si on pouvait entendre les mots de luminaire et de lumineux sans celui de lumière 2.

On ne peut entreprendre de définir l'être sans tomber dans cette absurdité : : car on ne peut définir un mot sans commencer par ce

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« Sans plumes. » MONTAIGNE, Apol., p. 213, d'après Diogène Laërce, IV, 40. 2 « De lumière. » Cette absurdité appartient au P. Noël, Jésuite, qui avait attaqué les premiers travaux scientifiques de Pascal avec une physique et une éloquence également ridicules. On lit en effet dans sa première lettre [imprimée au tome IV des OEuvres de Pascal] ces incroyables paroles : « ... Puisque la lumière, ou plutôt » l'illumination, est un mouvement luminaire des rayons composés des corps lu>>cides qui remplissent les corps transparents et ne sont mus luminairement que par » d'autres corps lucides. » Pascal releva sur-le-champ cette définition étrange dans sa Réponse au P. Noël, en lui opposant les mêmes principes qu'il énonce ici. Mais le galimatias est tellement incompatible avec l'esprit de Pascal qu'il n'a pu conserver celui-là dans toute sa richesse; il l'a simplifié et l'a rendu plus net comme malgré lui. Le P. Noël, dans sa seconde lettre à Pascal, essaie d'expliquer sa définition, mais le commentaire n'est pas moins obscur que le texte.

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