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facilement; de sorte que les hommes sont aujourd'hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s'ils pouvaient avoir vieilli jusques à présent, en ajoutant aux connaissances qu'ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non-seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l'univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d'un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme 1 qui subsiste toujours et qui apprend continuellement d'où l'on voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquité dans ses philosophes; car, comme la vieillesse est l'âge le plus distant de l'enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus éloignés? Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l'enfance des hommes proprement; et comme nous avons joint à leurs connaissances l'expérience des siècles qui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres 2.

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1 « Comme un même homme. » « Cette belle comparaison à été reproduite par » Fontenelle dans sa Digression sur les anciens et les modernes. » Note de M. Faugère. Fontenelle dit : « Un bon esprit cultivé est, pour ainsi dire, composé de » tous les esprits des siècles précédents; ce n'est qu'un même esprit, qui s'est > cultivé pendant tout ce temps-là. Ainsi, cet homme, qui a vécu depuis le com>> mencement du monde jusqu'à présent, a eu son enfance, etc. Lorsque Fontenelle publia sa Digression sur les anciens et les modernes, à la suite de ses Eglogues et de son Discours sur l'Eglogue (4688), le morceau de Pascal n'avait pas paru. Fontenelle avait-il eu l'occasion de le lire en manuscrit? Mais soit que l'on compare tel ou tel passage, ou l'ensemble des deux écrits, quelle distance entre Pascal et Fontenelle! Tout le bel esprit de l'académicien est froid, petit, sophistique même dans le vrai, et le présentant sous un jour faux. Ici, tout est lumière, chaleur, élévation, c'est la vérité dans sa splendeur. Cette plainte sur la raison indignement traitée et rabaissée jusqu'à l'instinct, cette vue large de l'action continuelle de la nature dans les espèces animales, ce mot sur l'homme, qui n'est produit que pour l'infinité, cet homme universel, qui subsiste toujours et qui apprend continuellement, voilà des traits de Pascal. La grandeur des choses fait la grandeur de la phrase. Et la fin des deux écrivains ne diffère pas moins que leur style: l'un est un penseur qui veut faire reconnaître les droits de la raison humaine; l'autre est un poëte (puisque cela s'appelle ainsi ) qui prétend prouver que la poésie de Théocrite et de Virgile n'est rien au prix de celle de ses Eglogues.

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2 « Dans les autres. » C'est une suite de conclusions toujours surprenantes et toujours inévitables. - Baillet dit, dans sa Vie de Descartes, VIII, 10, que, dans des

Ils doivent être admirés dans les conséquences qu'ils ont bien tirées du peu de principes qu'ils avaient, et ils doivent être excusés dans celles où ils ont plutôt manqué du bonheur de l'expérience que de la force du raisonnement.

Car n'étaient-ils pas excusables dans la pensée qu'ils ont eue pour la voie de lait1, quand, la faiblesse de leurs yeux n'ayant pas encore reçu le secours de l'artifice, ils ont attribué cette couleur à une plus grande solidité en cette partie du ciel, qui renvoie 2 la lumière avec plus de force? Mais ne serions-nous pas inexcusables de demeurer dans la même pensée, maintenant qu'aidés des avantages que nous donne la lunette d'approche, nous y avons découvert une infinité de petites étoiles, dont la splendeur plus abondante nous a fait reconnaître quelle est la véritable cause de cette blancheur?

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N'avaient-ils pas aussi sujet de dire que tous les corps corruptibles étaient renfermés dans la sphère du ciel de la lune, lorsque durant le cours de tant de siècles ils n'avaient point encore remarqué de corruptions ni de générations hors de cet espace? Mais ne devons-nous pas assurer le contraire, lorsque toute la terre a vu sensiblement des comètes s'enflammer et disparaître bien loin au delà de cette sphère?

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fragments laissés par Descartes en manuscrit, on trouve ce passage: Non est quod antiquis multum tribuamus propter antiquitatem, sed nos potius iis antiquiores dicendi. Jam enim senior est mundus quam tunc, majoremque habemus rerum experientiam. C'est absolument l'idée que Pascal a développée si magnifiquement.

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1 «La voie de lait. » La voie lactée. « De l'artifice. » Nous dirions de l'art.

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Qui renvoie.» Solidité qui renvoie.

3 << Plus de force. » Aristote, Meteor., I, 8, parle en effet de physiciens qui attribuaient la blancheur lactée à la réflexion de la lumière du soleil renvoyée par les régions célestes. Lui-même combat cette opinion, mais l'explication qu'il donne du phénomène ne vaut pas mieux que celle qu'il condamne.

« Une infinité. » Cf. Pensées, XXIV, 36, et les notes.

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5 Du ciel de la lune. » Ou plutôt du cycle ou cercle de la lune. Voir le second chapitre du gì xóopov, faussement attribué à Aristote. On supposait, entre la terre et la grande sphère des étoiles fixes, un certain nombre de cercles sur chacun desquels tournait chaque planète : celui de la lune était le dernier et le plus rapproché de nous. Au-dessous s'étendait la région ignée où naissent et meurent les météores de toute espèce, parmi lesquels on confondait les comètes. Ibidem.

6 « S'enflammer. » Tout en reconnaissant que les comètes se montrent bien au delà de la lune, Pascal paraît les considérer lui-même comme des météores ou feux passagers, qui se produisent tout à coup et s'éteignent tout à coup aussi. Il semble ignorer que les comètes sont de véritables astres, dont l'existence est indépendante de leur apparition, et qui accomplissent leur révolution autour du soleil. C'est pourtant ce que de grands esprits avaient deviné déjà chez les anciens, comme

C'est ainsi que, sur le sujet du vide, ils avaient droit de dire que la nature n'en souffrait point, parce que toutes leurs expériences leur avaient toujours fait remarquer qu'elle l'abhorrait et ne le pouvait souffrir1. Mais si les nouvelles expériences 2 leur avaient été connues, peut-être auraient-ils trouvé sujet d'affirmer ce qu'ils ont eu sujet de nier par là que le vide n'avait point encore paru. Aussi dans le jugement qu'ils ont fait que la nature ne souffrait point de vide, ils n'ont entendu parler de la nature qu'en l'état où ils la connaissaient; puisque, pour le dire généralement, ce ne serait assez de l'avoir vu constamment en cent rencontres, ni en mille, ni en tout autre nombre, quelque grand qu'il soit; puisque, s'il restait un seul cas à examiner, ce seul suffirait pour empêcher la définition générale, et si un seul était contraire, ce seul ..... Car dans toutes les matières dont la preuve consiste en expériences et non en démonstrations, on ne peut faire aucune assertion universelle que par la générale énumération de toutes les parties et de tous les cas différents. C'est ainsi que quand nous disons que le diamant est le plus dur de tous les corps, nous entendons de tous les corps que nous connaissons, et nous ne pouvons ni ne devons y comprendre ceux que nous ne connaissons point; et quand nous disons que l'or est le plus pesant de tous les corps, nous serions téméraires de comprendre dans cette proposition générale ceux qui ne sont point encore en notre connaissance,

on le voit par Aristote même qui combat leurs conjectures (Météor., I, 6). Voir aussi la belle exposition du VII livre des Questions naturelles de Sénéque. — Du reste, cela n'empêche pas qu'il ne puisse y avoir partout, dans l'univers, production et destruction continuelle, ou, comme dit Pascal d'après les Grecs, génération et corruption (vet zal plopa); et que les soleils mêmes et les étoiles ne s'enflamment ou ne s'éteignent en des points divers de l'espace et du temps. Voir le Cosmos, tome premier, page 88, de la traduction française.

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1 Et ne le pouvait souffrir. » Voir les prolégomènes des Пuatixá d'Héron d'Alexandrie. Les expériences de la succion, du siphon, etc., y sont expliquées par ce principe, qu'en aspirant l'air on fait un vide, et que ce vide étant contre nature (mapà púa), et ne pouvant absolument subsister, le liquide s'élève aussitôt pour le remplir. Quant à la métaphore de l'horreur du vide, elle appartient, je pense, à la scolastique. Pascal lui-même avait adopté d'abord et le principe et la métaphore reçue il eut peine à se détacher de cette croyance universelle du monde, comme il l'appelle quelque part. Voir la note 14 sur sa Vie. Il n'a donc pas de peine à excuser les anciens.

2 « Expériences. » Voir le Récit de l'expérience du Puy-de-Dôme, publié par Pascal en 1648, et ses traités posthumes de l'Equilibre des liqueurs et de la Pesanteur de l'air.

3 « Ce seul. » Ce seul suffirait pour faire rejeter cette définition.

quoiqu'il ne soit pas impossible qu'ils soient en nature. De même quand les anciens ont assuré que la nature ne souffrait point de vide, ils ont entendu qu'elle n'en souffrait point dans toutes les expériences qu'ils avaient vues, et ils n'auraient pu sans témérité y comprendre celles qui n'étaient pas en leur connaissance. Que si elles y eussent été, sans doute ils auraient tiré les mêmes conséquences que nous, et les auraient par leur aveu autorisées de cette antiquité dont on veut faire aujourd'hui l'unique principe des sciences.

C'est ainsi que, sans les contredire, nous pouvons assurer le contraire de ce qu'ils disaient; et, quelque force enfin qu'ait cette antiquité, la vérité doit toujours avoir l'avantage, quoique nouvellement découverte, puisqu'elle est toujours plus ancienne que toutes les opinions qu'on en a eues 2, et que ce serait ignorer sa nature de s'imaginer qu'elle ait commencé d'être au temps qu'elle a commencé d'être connue 3.

<< En nature. » En effet, nous connaissons maintenant le platine, qui est plus pesant que l'or.

* « Qu'on en à eues. » Admirablement dit; ce sont de ces mots qui portent avec eux la lumière.

3 « D'être connue. » M. Faugère a justement rapproché de cette préface le fragment suivant, qu'on lit à la page 393 du manuscrit autographe et qui se rapportait au traité projeté par Pascal, comme le marque cette indication, Part. I, L. II, C. 4, S. 4:

« Qu'y a-t-il de plus absurde que de dire que des corps inanimés ont des pas>>sions, des craintes, des horreurs? Que des corps insensibles, sans vie, et même >> incapables de vie, aient des passions qui présupposent une âme au moins sensi»tive pour les ressentir? De plus, que l'objet de cette horreur fût le vide? Qu'y a> t-il dans le vide qui puisse leur faire peur? Qu'y a-t-il de plus bas et de plus >> ridicule? Ce n'est pas tout qu'ils aient en eux-mêmes un principe de mouve»ment pour éviter le vide? Ont-ils des bras, des jambes, des muscles, des nerfs? » Il importe de faire observer, en finissant nos remarques sur ce morceau, que le vide sensible des physiciens pourrait n'être pas un vide réel. Le vide du corps de pompe et du baromètre est un vide sensible; les expériences le manifestent clairement, et font voir que les anciens se trompaient quand ils croyaient ce vide impossible, et quand ils s'imaginaient que la nature en a horreur, et qu'elle fait monter l'eau dans les pompes pour l'éviter. Mais cet espace, où nos sens ne perçoivent aucun corps résistant et pondérable, ne pourrait-il pas cependant être rempli par une matière plus subtile, telle que celle qui paraît produire la lumière? C'est ce que les expériences ne décident pas. Il y a, en outre, la question du vide considéré dans la composition même et la contexture de la matière, question de métaphysique plutôt que de physique, qui porte sur l'essence de la matière elle-même. C'est celle que tranchait la philosophie cartésienne quand elle soutenait, malgré le mouvement et toutes les autres apparences, qu'il n'y a pas de vide dans la nature, et que tout est plein. Pascal n'a pas touché à cette question, et nous n'avons pas à nous y engager ici.

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On peut avoir trois principaux objets dans l'étude de la vérité : l'un, de la découvrir quand on la cherche; l'autre, de la démontrer quand on la possède; le dernier, de la discerner d'avec le faux quand on l'examine.

Je ne parle point du premier; je traite particulièrement du second, et il enferme le troisième. Car, si l'on sait la méthode de prouver la vérité, on aura en même temps celle de la discerner, puisqu'en examinant si la preuve qu'on en donne est conforme aux règles qu'on connaît, on saura si elle est exactement démontrée.

La géométrie, qui excelle en ces trois genres, a expliqué l'art de découvrir les vérités inconnues; et c'est ce qu'elle appelle Analyse,

1 Nous réunissons sous ce titre deux fragments qui forment les articles 11 et 1 de l'édition Bossut, et qui y sont intitulés, le premier, Réflexions sur la géométrie en général, et le second: De l'art de persuader.

M Faugère a cité un passage du Premier discours, placé en tête de la Logique de Port Royal, où il est dit que dans cette logique on a tiré plusieurs choses d'un petit écrit non imprimé, qui avait été fait par feu M. Pascal, et qu'il avait intitulé : De l'esprit géométrique. Mais il ne rapporte cette indication qu'au premier des deux fragments. Cependant, après les mots que nous avons cités, les auteurs de la Logique ajoutent immédiatement : « Et c'est ce qui est dit dans le chapitre x de la » première partie, de la différence des définitions de nom et des définitions de chose, » et les cinq règles qui sont expliquées dans la quatrième partie [chap. 111 et sui»vants], que l'on y a beaucoup plus étendues qu'elles ne le sont dans cet écrit. » Or, la distinction des définitions de nom et de chose se trouve bien dans le premier fragment, mais c'est dans le second, dans celui qu'on intitule ordinairement : De l'art de persuader, que les cinq règles dont il est question ici sont présentées. Donc, l'indication de la Logique de Port Royal se rapporte aux deux fragments à la fois, dont elle parle comme d'un seul écrit.

Dans l'un et l'autre fragment, l'auteur divise son sujet en deux parties, et n'aborde que la première. Pour cette première partie même, tous les deux sont incomplets. Le premier, quoique plus étendu, l'est tellement qu'on peut dire qu'il s'arrête aux préliminaires du sujet. Ce sont deux rédactions différentes d'un même travail; la première est commencée seulement; la seconde, qui va plus vite, va aussi plus loin. C'est ainsi que Pascal a laissé, d'une part, des fragments d'un grand Traité du vide, de l'autre une espèce de réduction achevée de ce traité dans le petit ouvrage qui se compose des deux écrits sur l'Equilibre des liqueurs et sur la Pesanteur de l'air.

On verra, par différents traits, que ces morceaux ont dû être écrits à une époque où les sentiments religieux de Pascal étaient déjà très-vifs, sans que son esprit fût encore absorbé tout entier dans les méditations théologiques. J'imagine qu'il les a composés dans les premiers temps de sa retraite à Port Royal, un peu avant les Provinciales (1655). Le premier fragment a été publié pour la première fois par Condorcet, d'une manière incomplète. Le second l'avait été par le P. Desmolets. Il s'en est conservé en manuscrit une copie, d'après laquelle M. Faugère les a données.

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