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Voilà l'état des choses en notre souverain Seigneur. Considérons-les en nous maintenant. Dès le moment que nous entrons dans l'Église, qui est le monde des Fidèles1 et particulièrement des élus, où JÉSUS-CHRIST entra dès le moment de son incarnation par un privilége particulier au fils unique de Dieu, nous sommes offerts et sanctifiés. Ce sacrifice se continue par la vie, et s'accomplit à la mort, dans laquelle l'âme quittant véritablement tous les vices, et l'amour de la terre, dont la contagion l'infecte toujours durant cette vie, elle achève son immolation, et est reçue dans le sein de Dieu.

Ne nous affligeons donc pas comme les païens qui n'ont point d'espérance. Nous n'avons pas perdu mon père au moment de sa mort: nous l'avons perdu, pour ainsi dire, dès qu'il entra dans l'Église par le baptême. Dès lors il était à Dieu; sa vie était vouée à Dieu; ses actions ne regardaient le monde que pour Dieu. Dans sa mort il s'est totalement détaché des péchés; et c'est en ce moment qu'il a été reçu de Dieu, et que son sacrifice a reçu son accomplissement et son couronnement. Il a donc fait ce qu'il avait voué: il a achevé l'œuvre que Dieu lui avait donnée à faire; il a accompli la seule chose pour laquelle il était créé. La volonté de Dieu est accomplie en lui, et sa volonté est absorbée en Dieu. Que notre volonté ne sépare donc pas ce que Dieu a uni; et étouffons ou modérons, par l'intelligence de la vérité, les sentiments de la nature corrompue et déçue qui n'a que les fausses images, et qui trouble par ses illusions la sainteté des sentiments que la vérité et l'Évangile nous doit donner.

comme le feu du ciel avait consumé le sacrifice d'Élie, ni que la fumée qui s'élevait des victimes figurait Jésus-Christ s'élevant au ciel dans l'ascension, ni que l'air qui emportait la fumée figurait le Saint-Esprit emportant Jésus, etc. C'est Pascal qui a voulu se jeter dans ces raffinements bizarres. Mais la théologie d'alors se nourrissait volontiers de curiosités mystiques. Elles abondent encore dans les sermons de Bossuet, qui sont à peu près du temps de Pascal. On voit cependant, par Bossuet même, que le goût public commençait à s'en éloigner. Il parle, dans son premier sermon pour le jour de Pâques, de certains esprits délicats, qui « reconnaissent que ces vérités sont fort >> excellentes, mais il leur semble que cette morale est trop raffinée, qu'il faut ren» voyer ces subtilités dans les cloitres, pour servir de matière aux méditations de >> ces personnes dont les âmes se sont plus épurées dans la solitude: pour nous, » diront-ils, nous avons peine à goûter toute cette mystagogie, etc. Dans le sermon pour le jour de l'Ascension, adressé, il est vrai, à des religieuses, il prend pour texte les mêmes chapitres de l'épitre aux Hébreux auxquels s'attache ici Pascal; et sans raffiner autant que lui, sans même ajouter précisément au texte, il appuie sur tous les détails, et les commente avec une complaisance qui nous étonne.

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1 « Qui est le monde des Fidèles. Cela est ajouté, pour appliquer à l'entrée du chrétien dans l'Église le texte : Ingrediens mundum.

Ne considérons donc plus la mort comme des païens, mais comme les chrétiens, c'est-à-dire avec l'espérance, comme saint Paul l'ordonne 1, puisque c'est le privilége spécial des chrétiens. Ne considérons plus un corps comme une charogne infecte, car la nature trompeuse se le figure de la sorte; mais comme le temple inviolable et éternel du Saint-Esprit, comme la foi l'apprend. Car nous savons que les corps saints sont habités par le Saint-Esprit jusqu'à la résurrection, qui se fera par la vertu de cet Esprit qui réside en eux pour cet effet 2. C'est pour cette raison que nous honorons les reliques des morts, et c'est sur ce vrai principe que l'on donnait autrefois l'Eucharistie dans la bouche des morts, parce que, comme on savait qu'ils étaient le temple du Saint-Esprit, on croyait qu'ils méritaient d'être aussi unis à ce saint sacrement. Mais l'Église a changé cette coutume3; non pas pour ce que ces corps ne soient pas saints, mais par cette raison que l'Eucharistie étant le pain de vie et des vivants", il ne doit pas être donné aux morts.

Ne considérons plus un homme comme ayant cessé de vivre, quoi que la nature suggère; mais comme commençant à vivre, comme la vérité l'assure. Ne considérons plus son âme comme périe et réduite au néant, mais comme vivifiée et unie au souverain vivant: et corrigeons ainsi, par l'attention à ces vérités, les sentiments d'erreur qui sont si empreints en nous-mêmes, et ces mouvements d'horreur qui sont si naturels à l'homme.

Pour dompter plus fortement cette horreur, il faut en bien comprendre l'origine; et pour vous le toucher en peu de mots, je suis obligé de vous dire en général quelle est la source de tous les vices et de tous les péchés. C'est ce que j'ai appris de deux très-grands et très-saints personnages. La vérité que couvre ce mystère est

1 « Saint Paul l'ordonne.» I, Thess., IV, 42, 47.

2 « Pour cet effet. » Le manuscrit des Mémoires de Marguerite Perier ajoute ici « C'est le sentiment des Pères. » En effet, cela n'est pas établi sur l'autorité de l'Écriture. Je ne sais quels sont les Pères qui parlent ainsi.

3 « Cette coutume. » Je trouve un concile d'Auxerre, tenu en 584, qui, dans son douzième canon, défend de donner la communion aux morts.

4 « Et des vivants. » Jean, VI, 48, sqq.

Б « Et très-saints personnages.» Sans doute Augustin et Jansénius. Voir, en effet, sur les deux amours, l'Augustinus, II, 11, 25: Omnibus animalibus natura insitum est ut seipsa diligant, etc.... Sed quia homini anima rationalis data est, cujus nullum est bonum nisi solus Deus..., etc. Ad hoc enim velle debet nec dolore corporis molestari, nec desiderio perturbari, nec morte dissolvi, ut bonum illud suum cognoscat ac diligat. C'est le texte que Pascal va développer.

que Dieu a créé l'homme avec deux amours, l'un pour Dieu, l'autre pour soi-même; mais avec cette loi, que l'amour pour Dieu serait infini, c'est-à-dire sans aucune autre fin que Dieu même; et que l'amour pour soi-même serait fini et rapportant à Dieu.

L'homme en cet état non-seulement s'aimait sans péché, mais ne pouvait pas ne point s'aimer sans péché.

Depuis, le péché étant arrivé, l'homme a perdu le premier de ces amours; et l'amour pour soi-même étant resté seul dans cette grande ȧme capable d'un amour infini, cet amour-propre s'est étendu et débordé dans le vide que l'amour de Dieu a quitté ; et ainsi il s'est aimé. seul, et toutes choses pour soi, c'est-à-dire infiniment. Voilà l'origine de l'amour-propre. Il était naturel à Adam, et juste en son innocence; mais il est devenu et criminel et immodéré, ensuite de son péché.

Voilà la source de cet amour, et la cause de sa défectuosité et de son excès. Il en est de même du désir de dominer, de la paresse, et des autres. L'application en est aisée. Venons à notre seul sujet. L'horreur de la mort était naturelle à Adam innocent, parce que sa vie étant très-agréable à Dieu, elle devait être agréable à l'homme : et la mort était horrible lorsqu'elle finissait une vie conforme à la volonté de Dieu. Depuis, l'homme ayant péché, sa vie est devenue corrompue, son corps et son âme ennemis l'un de l'autre, et tous deux de Dieu. Cet horrible changement ayant infecté une si sainte vie, l'amour de la vie est néanmoins demeuré; et l'horreur de la mort étant restée pareille, ce qui était juste en Adam est injuste et criminel en nous.

Voilà l'origine de l'horreur de la mort, et la cause de sa défectuosité. Éclairons donc l'erreur de la nature par la lumière de la foi. L'horreur de la mort est naturelle, mais c'est en l'état d'innocence; la mort à la vérité est horrible, mais c'est quand elle finit une vie toute pure. Il était juste de la haïr, quand elle séparait3 une âme sainte d'un

<< Mais ne pouvait pas. » « Loin de nous l'insupportable folie, comme l'appelle >> saint Augustin, de croire qu'on puisse ne se pas aimer, ni s'aimer sans désirer » d'être heureux. » BOSSUET, Avertissement sur ses écrits concernant les Maximes des saints.

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Lorsqu'elle finissait. Par supposition. Quand les choses étaient en tel état que la mort, si elle avait eu lieu, aurait fini une vie conforme à la volonté de Dieu. Mais la mort n'existait pas alors.

3 « Quand elle séparait. » Par supposition. Voir plus haut.

corps saint: mais il est juste de l'aimer, quand elle sépare une âme sainte d'un corps impur. Il était juste de la fuir, quand elle rompait la paix entre l'âme et le corps; mais non pas quand elle en calme la dissension irréconciliable. Enfin quand elle affligeait un corps innocent, quand elle ôtait au corps la liberté d'honorer Dieu, quand elle séparait de l'âme un corps soumis et coopérateur à ses volontés, quand elle finissait tous les biens dont l'homme est capable, il était juste de l'abhorrer: mais quand elle finit une vie impure, quand elle ôte au corps la liberté de pécher, quand elle délivre l'âme d'un rebelle très-puissant et contredisant tous les motifs de son salut, il est très-injuste d'en conserver les mêmes sentiments.

Ne quittons donc pas cet amour que la nature nous a donné pour la vie, puisque nous l'avons reçu de Dieu; mais que ce soit pour la même vie pour laquelle Dieu nous l'a donné, et non pas pour un objet contraire. En consentant à l'amour qu'Adam avait pour sa vie innocente, et que JÉSUS-CHRIST même a eu pour la sienne1, portonsnous à haïr une vie contraire à celle que JÉSUS-CHRIST a aimée, et à n'appréhender que la mort que JÉSUS-CHRIST a appréhendée, qui arrive à un corps agréable à Dieu; mais non pas à craindre une mort qui, punissant un corps coupable, et purgeant un corps vicieux, doit nous donner des sentiments tout contraires, si nous avons un peu de foi, d'espérance et de charité.

C'est un des grands principes 2 du christianisme, que tout ce qui est arrivé à JÉSUS-CHRIST doit se passer dans l'âme et dans le corps de chaque chrétien que comme JÉSUS-CHRIST a souffert durant sa vie mortelle, est mort à cette vie mortelle, est ressuscité d'une nouvelle vie, est monté au ciel, et sied à la droite du Père; ainsi le corps et l'âme doivent souffrir, mourir, ressusciter, monter au ciel, et seoir à la dextre3. Toutes ces choses s'accomplissent en l'àme durant cette vie, mais non pas dans le corps. L'âme souffre et meurt au péché dans la pénitence et dans le baptême; l'âme res

1 « Pour la sienne. »> Puisqu'il a éprouvé l'horreur de mourir. Voir le Mystère de Jésus.

2 «Des grands principes. » On peut déduire ce principe de l'Écriture, quoiqu'il n'y soit pas formulé expressément. C'est sur ce principe qu'est fondée la pratique de ces méditations religieuses d'après des billets, dont nous avons parlé dans la dernière note sur le Mystère de Jésus.

« A la dextre. » C'est le mot latin, a dextris meis.

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suscite à une nouvelle vie dans le même baptême; l'âme quitte la terre et monte au ciel à l'heure de la mort, et sied à la droite au temps où Dieu l'ordonne1. Aucune de ces choses n'arrive dans le corps durant cette vie; mais les mêmes choses s'y passent ensuite. Car, à la mort, le corps meurt à sa vie mortelle; au jugement, il ressuscitera à une nouvelle vie; après le jugement, il montera au ciel, et seoira à la droite. Ainsi les mêmes choses arrivent au corps et à l'âme, mais en différents temps; et les changements du corps n'arrivent que quand ceux de l'âme sont accomplis, c'est-à-dire à l'heure de la mort de sorte que la mort est le couronnement de la béatitude de l'âme, et le commencement de la béatitude du corps.

Voilà les admirables conduites de la sagesse de Dieu sur le salut des saints; et saint Augustin nous apprend sur ce sujet que Dieu en a disposé de la sorte, de peur que si le corps de l'homme fût mort et ressuscité pour jamais dans le baptême, on ne fût entré dans l'obéissance de l'Évangile que par l'amour de la vie; au lieu que la grandeur de la foi éclate bien davantage lorsque l'on tend à l'immortalité par les ombres de la mort.

Voilà certainement quelle est notre créance, et la foi que nous professons; et je crois qu'en voilà plus qu'il n'en faut pour aider vos consolations par mes petits efforts. Je n'entreprendrais pas de vous porter ce secours de mon propre 3, mais comme ce ne sont que des répétitions de ce que j'ai appris, je le fais avec assurance en priant Dieu de bénir ces semences, et de leur donner de l'accroissement, car sans lui nous ne pouvons rien faire, et ses plus saintes paroles ne prennent point en nous, comme il l'a dit lui-même 5.

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Ce n'est pas que je souhaite que vous soyez sans ressentiment : le coup est trop sensible; il serait même insupportable sans un secours surnaturel. Il n'est donc pas juste que nous soyons sans douleur comme des anges qui n'ont aucun sentiment de la nature; mais

1 « Où Dieu l'ordonne. » Par cette expression, Pascal réserve le temps des peines du Purgatoire, que l'âme du fidèle peut avoir encore à souffrir avant de jouir de la gloire de Dieu.

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<< Nous apprend. » De Civ. Dei, XIII, 4.

3 De mon propre. » De ce qui m'est propre, de mon fonds.

<< Que des répétitions. » Je ne crois pas qu'il faille prendre cela à la lettre : Pascal a pris ailleurs tous ses principes, mais il les ordonne, les développe et les pousse à toutes leurs conséquences avec une rigueur subtile qui n'est qu'à lui.

5 « Lui-même. » Pascal paraît avoir dans la pensée la parabole du chapitre iv de saint Marc, qu'il interprète conformément à la doctrine de la grâce.

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