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blait à ces médecins habiles qui, par la manière adroite de préparer les plus grands poisons, en savent tirer les plus grands remèdes. Il ajouta » que quoiqu'il vit bien, par ce qu'il venait de lui dire, que ces lectures » lui étaient utiles, il ne pouvait pas croire néanmoins qu'elles fussent avantageuses à beaucoup de gens dont l'esprit se traînerait un peu, et >> n'aurait pas assez d'élévation pour lire ces auteurs et en juger, et savoir >> tirer les perles du milieu du fumier, aurum ex stercore, disait un Père. » Ce qu'on pouvait bien plus dire de ces philosophes, dont le fumier, par >> sa noire fumée, pouvait obscurcir la foi chancelante de ceux qui les lisent. » C'est pourquoi il conseillerait toujours à ces personnes de ne pas s'ex» poser légèrement à ces lectures, de peur de se perdre avec ces philosophes, et de devenir la proie des démons et la pâture des vers, selon le » langage de l'Écriture, comme ces philosophes l'ont été. »

« Pour l'utilité de ces lectures, dit M. Pascal, je vous dirai fort simplement ma pensée. Je trouve dans Épictète un art incomparable pour troubler le repos de ceux qui le cherchent dans les choses extérieures, et pour les forcer à reconnaître qu'ils sont de véritables esclaves et de misérables aveugles; qu'il est impossible qu'ils trouvent autre chose que l'erreur et la douleur qu'ils fuient, s'ils ne se donnent sans réserve à Dieu seul. Montaigne est incomparable pour confondre l'orgueil de ceux qui, hors la foi, se piquent d'une véritable justice; pour désabuser ceux qui s'attachent à leurs opinions, et qui croient trouver dans les sciences1 des vérités inébranlables; et pour convaincre si bien la raison de son peu de lumière et de ses égarements, qu'il est difficile, quand on fait un bon usage de ses principes, d'être tenté de trouver des répugnances dans les mystères: car l'esprit en est si battu, qu'il est bien éloigné de vouloir juger si l'Incarnation ou le mystère de l'Eucharistie sont possibles 2; ce que les hommes du commun n'agitent que trop souvent.

Mais si Épictète combat la paresse, il mène à l'orgueil, de sorte qu'il peut être très-nuisible à ceux qui ne sont pas persuadés de la corruption de la plus parfaite justice qui n'est pas de la foi. Et Montaigne est absolument pernicieux à ceux qui ont quelque pente à l'impiété et aux vices. C'est pourquoi ces lectures doivent être réglées avec beaucoup de soin, de discrétion et d'égard à la con

3

1 « Et qui croient trouver dans les sciences. » Le texte de M. Faugère porte :

a et qui croient, indépendamment de l'existence et des perfections de Dieu, trouver » dans les sciences. >>

2

<< Sont possibles. » Texte de M. Faugère : « si les mystères sont possibles. » Cf. Pensées, Xxv, 34.

3 « Doivent être réglées. » Des Molets: ils doivent être réglés.

dition et aux mœurs de ceux à qui on les conseille. Il me semble seulement qu'en les joignant ensemble elles ne pourraient réussir fort mal', parce que l'une s'oppose au mal de l'autre : non qu'elles puissent donner la vertu, mais seulement troubler dans les vices: l'âme se trouvant combattue par les contraires, dont l'un chasse l'orgueil et l'autre la paresse, et ne pouvant reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnements ni aussi les fuir tous 2. »>

« Ce fut ainsi que ces deux personnes d'un si bel esprit s'accordèrent >> enfin au sujet de la lecture de ces philosophes, et se rencontrèrent au >> même terme, où ils arrivèrent néanmoins d'une manière un peu diffé>> rente M. de Saci y étant arrivé tout d'un coup par la claire vue du » christianisme, et M. Pascal n'y étant arrivé qu'après beaucoup de dé>> tours en s'attachant aux principes de ces philosophes.

>>... M. de Saci et tout Port Royal des Champs étaient ainsi tout occupés » de la joie que causaient la conversion et la vue de M. Pascal... On y >> admirait la force toute puissante de la grâce, qui, par une miséricorde >> dont il y a peu d'exemples, avait si profondément abaissé cet esprit si » élevé de lui-même. >>

1 « Réussir fort mal. » C'est-à-dire, elles ne pourraient pas avoir un résultat tout à fait mauvais.

2 « Les fuir tous. » Cf. Pensées, VHI, 4, page 120. Ce morceau est un modèle d'un genre de travail très en usage dans un temps de critique et d'histoire comme le nôtre, je veux dire l'analyse et le jugement des écrits et des opinions des grands auteurs; modèle bien profitable à étudier, quoique bien difficile à suivre. L'analyse de Pascal fait l'effet de ces lentilles qui éclairent si fortement un objet en y concentrant la lumière. Elle est de la plus grande simplicité, comme il convient à une analyse, et pourtant on y sent la vive impression des choses elles-mêmes; d'abord l'austérité et l'apreté du stoïcisme, puis l'agitation et l'ébranlement du doute universel et du conflit des opinions humaines, enfin toute l'indolence de la sagesse épicurienne, dont la séduction amollit un moment le style de Pascal. Quant au jugement, il est d'une originalité, d'une force et d'une autorité qui tiennent aux profondes racines qu'il a dans la pensée de celui qui parle; car ce n'est point ici un sujet auquel un auteur applique son esprit en passant, et qu'il ne touche que par quelques points toutes ses idées, toutes ses croyances, tout son cœur est engagé dans ces réflexions, et ce qu'il dit aujourd'hui sur Epictète et Montaigne n'est que ce qu'il pense tous les jours sur le secret continuellement sondé de sa nature et de sa fin.

3. Et la vue. » Sic. Ces quatre dernières lignes, ainsi que les cinq premières de la relation (p. XXXIV), ne sont pas dans le P. Des Molets. Je les prends, après M. Faugère, dans les Mémoires de Fontaine imprimés (Utrecht, 1736, t. II, p. 54-73).

d

SUR LA CONDITION DES GRANDS.

Ces discours ont été publiés par Nicole en 1670, et réimprimés en 1671. On les trouve, dans les Essais de morale, à la suite du traité De la Grandeur. Il les a fait précéder d'un préambule que nous reproduirons d'abord.

<«< Une des choses sur lesquelles feu M. Pascal avait plus de vues était >> l'instruction d'un prince que l'on tâcherait d'élever de la manière la » plus proportionnée à l'état où Dieu l'appelle, et la plus propre pour le » rendre capable d'en remplir tous les devoirs et d'en éviter tous les » dangers. On lui a souvent ouï dire qu'il n'y avait rien à quoi il désirât >> plus de contribuer s'il y était engagé, et qu'il sacrifierait volontiers sa » vie pour une chose si importante. Et comme il avait accoutumé d'écrire » les pensées qui lui venaient sur les sujets dont il avait l'esprit occupé, » ceux qui l'ont connu se sont étonnés de n'avoir rien trouvé dans celles >> qui sont restées de lui, qui regardât expressément cette matiere, quoi» que l'on puisse dire en un sens qu'elles la regardent toutes, n'y ayant » guère de livres qui puissent plus servir à former l'esprit d'un prince » que le recueil que l'on en a fait.

»Il faut donc ou que ce qu'il a écrit de cette matière ait été perdu, ou » qu'ayant ces pensées extrêmement présentes, il ait négligé de les écrire. » Et comme par l'une et l'autre cause le public s'en trouve également » privé, il est venu dans l'esprit d'une personne, qui a assisté à trois dis>> cours assez courts qu'il fit à un enfant de grande condition, et dont >> l'esprit, qui était extrêmement avancé, était déjà capable des vérités » les plus fortes, d'écrire neuf ou dix ans après (a) ce qu'il en a retenu. Or, » quoiqu'après un si long temps il ne puisse pas dire que ce soient les » propres paroles dont M. Pascal se servit alors, néanmoins tout ce qu'il >> disait faisait une impression si vive sur l'esprit, qu'il n'était pas possible » de l'oublier. Et ainsi il peut assurer que ce sont au moins ses pensées >> et ses sentiments. >>

Nicole lui-même est évidemment cette personne qui avait assisté à ces discours, et qui les a rédigés de mémoire longtemps après. Et malgré son témoignage si remarquable sur la profonde impression que faisait cette grande parole, et sur l'impossibilité de l'oublier, il est clair que ce n'est plus la voix même de Pascal, mais celle de Nicole que nous entendons. En effet, on ne retrouvera pas ici, comme on la retrouvait dans l'entretien qui précède, la fierté et la véhémence du style de Pascal, si ce n'est dans quelques traits détachés, dont la hardiesse ou la brusquerie avait frappé davantage l'imagination de Nicole, et était restée dans sa mémoire.

Cette phrase de Nicole: Et comme par l'une et l'autre cause le public s'en trouve également privé, il est venu dans l'esprit d'une person ne, etc.,

(a) Dans la première édition, Nicole avait mis sept ou huit.

fait voir que Nicole n'a songé à rédiger ces discours que vers le temps de la première édition des Pensées, c'est-à-dire à l'époque même où il les a données au public; et comme ils remontaient à neuf ou dix ans, ils sont donc des dernières années de la vie de Pascal. On a supposé, et cette supposition a été admise généralement, que le jeune seigneur auquel s'adressait Pascal était le duc de Roannez; mais cela ne peut pas être. Le duc était né vers 1630 (a); on ne peut donc se le représenter, vers 1664 ou 4662, comme un enfant très-avancé pour son âge, suivant les termes de Nicole. On ne gagne rien en reculant ces entretiens, comme on a voulu le faire, jusqu'à la date de 4652: car le duc de Roannez aurait eu déjà vingt-deux ans. Il n'avait que sept ans de moins que Pascal; il s'était lié avec lui, comme voisin et comme amateur de bel esprit et de science, dans un temps où Pascal vivait comme tout le monde, et n'avait point autorité pour prêcher ainsi. Il est clair que Pascal n'a pu tenir ce langage que depuis sa retraite à Port Royal, et c'est ainsi que Nicole a pu se trouver présent à ces entretiens. Et il fallait bien, ce me semble, que celui à qui ces discours s'adressaient ne fût qu'un enfant, comme le dit Nicole, pour qu'on se permit de lui faire la leçon de ce ton âpre et despotique. Si Nicole lui-même a dit quelque part (Lettre à M. de Sévigné sur les Pensées) que son amour-propre n'aimait pas à étre régenté si fièrement, à plus forte raison un jeune duc et pair déjà homme eût trouvé mauvais, je crois, qu'on lui dit en face, et devant un tiers, ces vérités dures et durement présentées. Mais un enfant pouvait écouter cela comme il écoutait une leçon en classe ou un catéchisme.

Mais quel était cet enfant? Je ne saurais le dire. On pourrait penser au jeune prince de Guemené, que sa mère faisait élever par messieurs de Port Royal (voir page 452, note 5); mais le prince de Guemené n'avait pas sept ans à la mort de Pascal, et quoiqu'on nous parle d'un esprit extrêmement avancé et déjà capable des vérités les plus fortes, on hésite à croire que des paroles en effet si fortes aient été adressées à un si jeune enfant (b). Quoi qu'il en soit, il semble que Pascal devait avoir bien de la peine à se proportionner à l'enfance et à la toucher; il n'y a rien de maternel dans son génie. Voici ces trois discours:

I.

Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition, considérez-la dans cette image:

Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue [cf. XI, 8], dont les habitants étaient en peine de trouver leur roi, qui s'était perdu; et ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D'abord il ne savait quel parti prendre; mais il se

(a) Il n'avait guère que vingt-quatre ans, dit le Recueil d'Utrecht, lorsque M. Pascal s'étant donné à Dieu, lui persuada d'entrer dans les mêmes sentiments que lui, et de se mettre sous la conduite de M. Singlin. Or on sait que cette conversion de Pascal est de 1654. () Le prince de Guemené paraît avoir été assez matériel et assez épais : La spéculation, dit madame de sévigné, ne lui dissipe point les esprits (Lettre du 6 décembre 1679). d.

résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut tous les respects qu'on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.

Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu'il recevait ces respects, qu'il n'était pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée [cf. v, 2, et xxiv, 90] : l'une par laquelle il agissait en roi, l'autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que ce n'était que le hasard qui l'avait mis en la place où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l'autre. C'était par la première qu'il traitait avec le peuple, et par la dernière qu'il traitait avec soi-même.

Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n'y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui : et non-seulement vous ne vous trouvez fils d'un duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d'un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais ces mariages, d'où dépendent-ils ? D'une visite faite par rencontre, d'un discours en l'air, de mille occasions imprévues.

Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres; mais n'estce pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises et qu'ils les ont conservées? Mille autres, aussi habiles qu'eux, ou n'en ont pu acquérir, ou les ont perdues après les avoir acquises. Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque voie naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous? Cela n'est pas véritable. Cet ordre n'est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n'est prise d'un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S'il leur avait plu d'ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retourneraient à la république après leur mort, vous n'auriez aucun sujet de vous en plaindre1.

1 « De vous en plaindre. » Pour qu'on n'ait pas à se plaindre, il ne suffit pas qu'il plaise aux législateurs de faire ainsi, il faut encore qu'ils aient de bonnes raisons, comme disait Pascal tout à l'heure. Car tout est là, pour ceux du moins qui croient à l'autorité de la raison humaine. Pascal fait profession de n'y pas croire; et son incrédulité à l'égard de la propriété n'est qu'une conséquence de son scepticisme universel. Comment serait-elle pour lui de droit naturel, puisqu'il n'y a point de droit naturel, et que rien n'est juste de soi (Pensées, 111, 8, vi, 40, etc.)? Il ne

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